13 mai 2011

Il y a un type qui s'appelait Staline...

1. Demande d'amendement Toubon
Journal officiel du 22 juin 1991, p. 3571-3

Intervention de Jacques Toubon, député RPR:

. [ ] Il s'agit donc du délit de négation des crimes contre l'humanité commis pendant l'Holocauste, donc du délit de révisionnisme.
Lorsque nous en avons discuté en 1990, sur la base d'une proposition de loi du groupe communiste, dont le premier signataire était M. Gayssot, j'avais contesté je n'étais pas le seul le principe de ce texte, qui consiste à fixer la vérité historique par la loi au lieu de la laisser dire par l'histoire.
Certains objectent que si c'est bien l'histoire qui fait la vérité et si ce n'est pas à la loi de l'imposer, certains propos vont trop loin et il ne faut pas permettre de les exprimer. Mais c'est glisser insensiblement vers le délit politique et vers le délit d'opinion.
Donc, sur le fond, il y a dans ces dispositions un très grand danger de principe [ ].
Par conséquent, sur le principe, l'article 24 bis représente, à mon avis, une très grave erreur politique et juridique. Il constitue en réalité une loi de circonstance, et je le regrette beaucoup. Une année s'est écoulée. Nous ne sommes pas à un mois des événements de Carpentras. Nous n'avons pas à examiner un texte que la conférence des présidents avait, je le rappelle, inscrit à l'ordre du jour en toute hâte, quarante-huit heures après son dépôt, et qui avait été discuté immédiatement parce que le président de l'Assemblée, M. Fabius, avait décidé personnellement son inscription. Un an après, à froid, nous pouvons, comme je viens de le faire, examiner la validité de cette loi, la validité de ce délit de révisionnisme prévu par l'article 24 bis et conclure, avec Simone Veil, que ce délit est inopportun. [ ] C'est une faute sur le plan politique et sur le plan juridique.

M. Jean-Claude Lefort [communiste]:
Monsieur Toubon, retirez cet amendement qui est véritablement obscène, au sens strict du terme. [ ] Cet amendement, monsieur Toubon, il a vraiment une mauvaise, une très mauvaise odeur. (Applaudissements sur les bancs du groupe communiste.)


M. Jacques Toubon: . Il y a un type qui s'appelait Staline en 1936 : il a fait exactement le boulot que vous venez de faire ! Ça s'appelait des procès ! [ ] Sur le fond, il est parfaitement clair que l'institution d'un délit de révisionnisme a fait régresser notre législation, car c'est un pas vers le délit d'opinion. Cela a fait régresser l'histoire parce que cela revient à poser que celle-ci [ne] peut être contestée. Je suis contre le délit de révisionnisme, parce que je suis pour le droit et pour l'histoire, et que le délit de révisionnisme fait reculer le droit et affaiblit l'histoire.

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Extrait du Nouvel Economiste , n 1051, du 7 juin 1996, p. 6: "Simone Veil [déportée à Auschwitz, ancien ministre] souhaite l'abrogation de la loi Gayssot qui permet d'engager des poursuites contre les personnes niant l'existence du génocide juif par les nazis: "Cette loi a donné l'impression que l'on avait des choses à cacher. Or de nombreux travaux d'historiens ont été faits et sont tout à fait clairs. Au fond, cela me paraît presque monstrueux de pouvoir empêcher les gens de contester. Sans cette loi, jamais il n'y aurait eu une polémique avec l'abbé Pierre. Il ne faut jamais donner l'impression que l'on porte atteinte à la liberté d'expression, même sur un sujet de ce genre."
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L'esprit critique menacé

Renaud Camus, Michel Houellebecq, Oriana Fallaci, Edgar Morin, Olivier Pétré-Grenouilleau, Max Gallo, Elisabeth Lévy, Paul Nahon, Alain Finkielkraut... la liste devient longue et inquiétante des journalistes, écrivains, universitaires et intellectuels poursuivis ou menacés de poursuites pénales par des associations vindicatives et sectaires pratiquant l'intimidation judiciaire soit pour faire taire toute opposition à leur cause, soit tout simplement pour interdire à l'avance le moindre débat sur leur conception particulière de l'amitié entre les peuples.
Ces lobbies, que l'écrivain Philippe Muray qualifie à juste titre de « groupes d'oppression », défendent le plus souvent un communautarisme narcissique dégénérant en paranoïa identitaire et victimaire et prétendent détecter des atteintes à leur dignité à tous les coins de rue. Le terrorisme de ces croisés de l'hygiénisme mental consiste désormais à qualifier de « phobie » (homophobie, lesbophobie, handiphobie, islamophobie, judéophobie, mélanophobie, etc.) toute expression d'une opinion contraire à leurs prétentions ou  revendications. Une phobie étant l'expression d'un trouble mental, on comprend bien qu'il s'agit de traiter le dissident en malade dont l'accompagnement psychiatrique devrait sans doute être recommandé en parallèle à la répression pénale.
Cette situation ridicule est indigne d'une démocratie libérale et donne de la France l'image d'un pays immature dérivant dramatiquement vers la mise sous tutelle judiciaire de l'intelligence et de l'esprit critique, où le sectarisme conduit les mêmes à vouloir expédier un philosophe en prison et distraire de la justice un terroriste italien ou des incendiaires de banlieue.
La responsabilité première de cette dérive incombe aux gouvernements successifs, de gauche comme de droite, qui, par lâcheté, complaisance, clientélisme et aliénation aux oukases médiatiques, ont multiplié à l'infini ce qu'il faut bien appeler les délits d'opinion. Le législateur français semble ainsi avoir oublié que « la libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'homme » (article 11 de la Déclaration de 1789) et que « la liberté d'expression vaut non seulement pour les informations ou idées accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l'Etat ou une fraction de la population » (arrêt Handyside, Cour européenne des droits de l'homme, 1976). Mais non content d'avoir restauré la censure, ce même législateur a décuplé son efficacité en permettant systématiquement à des associations se proposant par leurs statuts de lutter contre le fléau de la malpensance, de porter plainte contre les dissidents.

Cette tendance lourde du législateur français, ajoutée à sa propension parallèle à décréter des vérités officielles (reconnaissance à portée rétroactive de génocides ou de crimes contre l'humanité, prescriptions de contenus pédagogiques à caractère idéologique ou moralisateur, logorrhée normative à vocation compassionnelle, etc.), soulève de très sérieuses questions mettant en cause nos principes constitutionnels. Outre leur caractère liberticide plusieurs fois dénoncé par la Commission nationale consultative des droits de l'homme, ces dispositifs aboutissent à une véritable privatisation de l'action publique, la politique pénale se trouvant ainsi quasiment déléguée à des associations corporatistes au mépris des principes républicains.
C'est aussi le principe d'égalité et d'universalité des droits qui est remis en cause par la multiplication de groupes de personnes faisant l'objet de protections juridiques spécifiques. Le Conseil constitutionnel a jugé en 1999, au sujet de la Charte européenne des langues minoritaires et régionales, que la reconnaissance de groupes était incompatible avec l'universalisme de la Constitution française. Mais le politiquement correct qui préside à l'adoption de ces législations pénales catégorielles dissuade les parlementaires de l'opposition comme ceux de la majorité de les déférer au Conseil. En outre, la sélection opérée par les associations entre les personnes qu'elles décident de poursuivre et celles qu'elles préfèrent ignorer crée évidemment une rupture arbitraire de l'égalité des citoyens devant la loi. Enfin, la définition vaseuse des incriminations par le code pénal laisse une large place à l'appréciation subjective des juges auxquels le pouvoir politique abandonne ainsi lâchement nos libertés.

Il devient urgent que nos gouvernants et représentants politiques, et notamment ceux qui prétendent se réclamer de la droite « libérale » ou de la gauche « libertaire », se ressaisissent et prennent conscience de la gravité des atteintes aux libertés fondamentales qu'ils ont contribué à introduire au pays de Voltaire et de Zola. Une remise à plat de l'arsenal répressif accumulé depuis la loi Pleven de 1972 et un retour aux principes initiaux et libéraux de la loi de 1881 sur la presse doit être envisagée. Il en va de la crédibilité de la France sur la scène internationale : comment pourrions-nous  donner des leçons à la Turquie ou à la Chine en matière de droits de l'homme si nous laissons envoyer nos journalistes et nos intellectuels en correctionnelle ? Qu'on ne nous rétorque surtout pas que cet arsenal serait nécessaire pour enrayer la montée en puissance de partis extrémistes. L'expérience a parfaitement montré la vanité et les effets pervers de ce type de législation. La liberté d'expression étouffée dans le prétoire se venge plus tard dans l'isoloir.

Anne-Marie Le Pourhiet , professeur de droit public à l'université fr Rennes-I.
Le Monde, 2 décembre 2005.