12 janvier 2011

Qu'est-ce que la philosophie ?

 Je voudrais invoquer, ici, contre des préjugés tenaces, le témoignage d’un philosophe contemporain, Roger Garaudy, qui s’est spécialisé dans le dialogue des civilisations. Il dirige, au demeurant, l’Institut international pour le Dialogue des civilisations. « Qu’est-ce que la philosophie ? » 
Répondant à ma question, Garaudy commentait ainsi : « La conséquence de cet état de chose (réduire la Philosophie à celle de l’Occident) est un rétrécissement effrayant de la conception même de la philosophie. Dans cette perspective réductionniste la philosophie est affaire de la seule intelligence (et non de la vie, dans sa plénitude et sa totalité) ; 
« - l’intelligence est définie par le seul concept et son maniement logique. 
« C’est en ce sens que Socrate était accusé par Nietzsche d’être un homme anormal parce qu’il réduisait la réalité au seul concept, alors qu’il y a plus de choses sur la terre et dans le ciel que n’en peut contenir le concept : l’amour, la poésie, le sacrifice, la foi, etc... 
« Seuls Marx, du côté de l’action et de la transformation du monde, et Nietzsche, du côté de l’affirmation de la vie, ont dépassé cet intellectualisme unilatéral. 
« A mon sens, la philosophie est entrée en décadence à partir du moment où elle a substitué, à la connaissance des choses, la connaissance de notre concept des choses... 
« Aujourd’hui, en Occident, l’on assiste à une double dégénérescence de la philosophie. 
- « 1°) Ou bien on l’élimine au nom du préjugé positiviste et scientiste selon lequel la science serait un but en soi, et où l’on prétend définir la réalité comme si non seulement Dieu mais l’homme en était absent, et l’on en arrive aux théologies de la mort de Dieu, ou aux philosophies de la mort de l’homme » (Foucault). 
- « 2°) Ou bien l’on fait de la connaissance le seul objet de la connaissance, comme une littérature décadente fait de l’acte d’écrire l’objet du roman, ou une peinture décadente fait l’acte de peindre l’objet du peintre. 
« Si nous prenons nos distances à l’égard de cette conception occidentale de la philosophie (ce qui me paraît l’une des visées du dialogue des cultures), nous accédons à une vue plus vaste de la philosophie, telle qu’elle s’est épanouie dans tout le reste du monde : 
« - elle concerne la vie dans toutes ses dimensions (et pas seulement l’intelligence) ; 
« - elle concerne l’ensemble des rapports de l’homme avec le monde et avec le divin. 
« Dans cette perspective universelle, l’on peut définir la philosophie comme la manière dont les hommes conçoivent et vivent leurs rapports avec la nature, avec la société, avec le divin ». 
« De ce point de vue, l’on peut distinguer trois types fondamentaux de philosophies : 
- « 1°) des philosophies mystiques de l’homme et de sa connaissance de soi, pour prendre conscience de sa vraie nature et pour atteindre l’identification avec l’absolu (exemples : hindouisme, boudhisme, taoïsme, vision africaine du monde Zen) ; 
- « 2°) des philosophies prophétiques, partant de Dieu et de sa révélation à l’homme pour le faire participer à la création continue de l’univers (exemples : Zarathoustra, judaïsme, christianisme, islam) ; 
- « 3°) des philosophies critiques, se repliant frileusement sur l’acte de connaître, et se fondant sur le dualisme du sujet et de l’objet ». C’est Garaudy qui souligne.
Si je l’ai cité si longuement, c’est qu’il est, non seulement professeur de philosophie, mais philosophe authentique - son œuvre en témoigne -, et marxiste. Je retiens, de sa lettre, que la philosophie ne se réduit ni au concept, ni à la logique, ni à la seule « critique de la connaissance » ; que c’est, essentiellement comme il le souligne, « la manière dont les hommes conçoivent et vivent leurs rapports avec la nature, avec la société, avec le divin ».

Extrait de POUR UNE PHILOSOPHIE NEGRO-AFRICAINE ET MODERNE 
dans Ethiopiques, numéro 23,  revue socialiste de culture négro-africaine, 1980
 
Léopold Sédar Senghor
Président de la République du Sénégal