05 décembre 2010

Maria Poumier: tout a commencé avec Roger Garaudy...

PROCHE DES NEG’ (éd. BookSurge, 2009)
par Maria Poumier

On ne peut comprendre la vie qu’en regardant en arrière : on ne peut la vivre qu’en regardant en avant.

Soren Kierkegaard




Tout a commencé avec Roger Garaudy.
J’avais dix-neuf ans, le grand souffle de mai 1968 venait de retomber, sans accoucher de rien de spécial. La vie avait repris son cours, et la France me semblait manquer terriblement d’élan. Je n’avais personne à admirer autour de moi, situation classique chez les gens prétentieux. Je cherchais des héros, et ne tombais jamais dessus. Je suis alors partie à Cuba, à la recherche d’une vraie cause libératrice. La révolution cubaine avait besoin de moi comme de bien d’autres, et j’ai été chargée de faire le cours d’esthétique à l’université de la Havane. Dans les années 1970, il allait de soi qu’il s’agissait de faire une esthétique marxiste. Cela signifiait prendre les problèmes dans l’ordre chronologique où ils s’étaient posés aux hommes de l’art et aux penseurs de l’expression artistique, méthode qui reste la plus recommandable. Le marxisme avait réduit les questions théologiques à la portion congrue, mais les marxistes exaltés reconvertissaient leur recherche du sublime en défense de l’art au-dessus de la science et la philosophie, le tout investi dans une spécialité universitaire, l’esthétique. Nous nous jetions avec passion dans la défense et la glose des belles choses, des beaux textes, des grands créateurs, des génies qui dépassent notre attente. C’est ainsi que, chassée par la porte des urgences pour l’action militante, une spiritualité souriante rentrait par la fenêtre, comme un rayon de soleil qui chassait dans l’ombre tout le reste, qui nous dilatait le cœur, et qui nous soulageait infiniment de l’angoisse de ne pas savoir vraiment vers quoi notre action poussait le destin. Les éditions du Progrès, de Moscou, avaient publié des livres magnifiques, dont celui de Boris Suchkov, sur le réalisme  en littérature. Ce livre aurait été lu en France comme un réductionnisme, mais pour les jeunes Occidentaux épouvantés par l’aigreur générale chez nos enseignants, il légitimait enfin complètement, sans restriction, le grand roman documentaire du XIXème siècle. Auréolés de l’imprimatur soviétique, nous avions aussi Moisej S. Kagan et Stephan Morawski, avec plus d’envergure, et tous ces slaves qui réduisaient les Français à leur juste proportion de sophistes frileux : Mikhaïl Bakhtine, Iouri Lotman, Tsvetan Todorov, Georges Lukacs. Pour le monde hispanique, l’anthologie des meilleurs textes marxistes avait été constituée par Adolfo Sánchez Vázquez, républicain espagnol réfugié au Mexique. Parmi les communistes français, il y avait le subtil Pierre Barbéris, qui approfondissait sans limite l’œuvre de Balzac. Et il y avait Garaudy, qui osait affirmer que tout grand art se rattache à la passion pour le réel, même s’il semble éloigné du naturel tel qu’il s’impose à nous dans notre quotidien. Son livre D’un réalisme sans rivage ouvrait toutes les vannes, il réhabilitait tous les efforts créateurs, par delà l’appréciation aléatoire des résultats. C’était un titre de poète, qui autorisait l’entrée de tous les grands vents de pureté.
Roger Garaudy était bien connu à Cuba depuis les années 1960. Le gouvernement lui avait demandé de mettre au point un projet marxiste d’enseignement de la philosophie, adapté au pays. Puis un autre Français était arrivé, Régis Debray, plus jeune, qui semblait prodigieux, qui avait rédigé en deux temps trois mouvements l’argumentaire théorique dont la révolution victorieuse avait besoin pour justifier sa méthode, et on lui avait demandé un nouveau projet pour l’enseignement de la philosophie, adapté au contexte : un clou chasse l’autre. 1968 arriva, et Garaudy, membre du Bureau politique du parti communiste français, critiqua l’intervention militaire soviétique en Tchécoslovaquie, tandis que le gouvernement cubain, au contraire, choisissait de la soutenir. C’est ainsi qu’en 1971, à La Havane, année de congrès du parti communiste, Garaudy n’était déjà plus tout à fait en odeur de sainteté. Là-bas comme ailleurs, les intellectuels sont très sensibles aux modes officielles, et dans les années suivantes, on me suggérait de ne pas trop insister sur son œuvre, jugée trop libérale, trop bienveillante envers des gens pas aussi communistes qu’ils auraient pu l’être. Le terme magique pour démolir quelqu’un, à l’époque, dans tout l’univers communiste, était celui de diversionnisme idéologique. Je n’étais pas loin du diversionnisme idéologique, donc, en m’inspirant beaucoup de l’ouverture d’esprit remarquable de Garaudy. Mes étudiants étaient enchantés de découvrir avec moi des œuvres immensément éloignées de l’économisme marxiste, comme la Divine Comédie de Dante, et je leur donnais les outils conceptuels pour réhabiliter des œuvres issues des horizons idéologiques les plus éloignés, et cela en dépit de la restriction officielle de la curiosité ; nous adorions ensemble, sereinement, tous les aliments de l’esprit, parce que tous ont leur place dans le rassemblement de l’énergie nécessaire aux grands chantiers de notre temps. Je ne savais même pas, à l’époque, que Garaudy était aussi poète, et qu’il était en train de mettre en place les passerelles sur les abîmes de notre temps : entre marxisme et christianisme, puis bientôt entre islam et Europe.

Vingt ans plus tard, à Mantes la Jolie, le choc de l’immigration en provenance d’Afrique faisait des morts : un jeune homme pourchassé par la police mourait au commissariat, faute de soins, et une femme policière était abattue en pleine rue, dans l’exercice de ses fonctions. L’idée vint à un petit groupe de femmes qu’il était temps de reprendre les choses en main, et qu’il fallait avant tout donner aux mères de famille les outils pour jouer leur rôle dans leur famille désorientée au sein d’une société qui les rejetait. Avec Jamila Bahij,[1] une personnalité rayonnante, jeune, aide soignante proche de toutes les misères, et entourée d’une famille marocaine respectée, bien imprégnée du terrain, nous avons monté une association, mis en place des cours d’alphabétisation, un réseau de médiation sociale, et organisé des conférences au Val Fourré, le quartier neuf à la réputation dangereuse. Nous avons eu nos plus grands succès avec une conférence de Mgr Gaillot sur la violence en 1996, une autre, avec projections, sur la résistance des femmes palestiniennes, en 1997, avec la participation du journaliste Walid Charara ; mais avant cela, il y avait eu un formidable enthousiasme, avec Roger Garaudy, venu parler du droit de la famille dans le monde musulman. C’était en mai 1994 : il était complètement ostracisé en France depuis 1982, l’année de la publication de son premier ouvrage soutenant explicitement la résistance palestinienne ; et quelque peu étonné de se trouver invité dans cette banlieue aimable, alors que tout le monde le fuyait…. Y compris ses amis arabes en France, qui se cachaient.

J’étais alors maître de conférences à l’université de Paris VIII. Habilitée à diriger les recherches dans mon domaine, le monde hispanique, j’avais l’ambition de me faire nommer professeur, de façon à transmettre vraiment ce que j’avais à dire : que la littérature s’adresse à l’âme, et qu’il faut la faire respirer par-dessus toutes les théories dont le monde universitaire est friand. Paris VIII a la particularité d’être en banlieue nord, dans le vieux fief communiste de Saint-Denis, et les musulmans y sont environ la moitié des étudiants. J’avais été très impressionnée de faire enfin connaissance de mon maître lointain des années 1970, quand je l’avais invité à prendre la parole à Mantes-la-Jolie. Il était simple, il était solidement soutenu par sa femme Paulette. Je lisais tous ses livres, et j’étais bien à jour désormais sur l’œuvre de Garaudy le musulman, et sur le scandale de son élimination du paysage intellectuel français. Aussi je l’invitai à la fac pour faire une conférence sur islam et modernité. Se méfiant à juste titre des pressions qui n’allaient pas tarder à se manifester, il m’avait demandé une invitation écrite signée de la présidence de l’université. Normalement, cette formalité est parfaitement superflue, les enseignants invitent qui ils veulent. La présidente, Mme Irène Sokologorski, spécialiste du monde russe, considérait comme moi qu’il était bon qu’une grande voix comme Garaudy s’exprime chez nous, dans cette université qui était d’abord née en 1968 à Vincennes, comme un haut lieu de la pensée dissidente de gauche. La conférence eut lieu, malgré des pressions tout à fait concrètes et des empoignades, certains trublions prétendant empêcher physiquement la rencontre et barrer l’accès à l’amphithéâtre. C’était en plein ramadan, en décembre 1995, mais le public était là, et savait pourquoi il était là. Dans les semaines suivantes, les soi-disant anarchistes de la CNT ou antifascistes du groupuscule « Réflex » affichaient sur les murs des tracts incendiaires concluant sur l’appel au lynchage : « Poumier, tu ne passeras pas l’hiver ». Tout cela parce que Le Monde et Le Canard Enchaîné venaient de signaler, justement la veille, que Garaudy avait publié aux éditions de la Vieille Taupe un livre contestant la version officielle de l’Holocauste : Les mythes fondateurs de la politique israélienne. Ce livre, personne ne l’avait encore lu : mais la malédiction le précédait.

J’étais, je l’avoue, assez amusée de me retrouver au milieu d’une de ces tourmentes honteuses dont les intellectuels sont des spécialistes, dans tous les régimes politiques pesants. Leur lâcheté, une deuxième nature qu’on acquiert vite quand on est fonctionnaire et habitué à ses rentes à vie, devient spectaculaire et cocasse. Ils se battent pour préserver leur confort matériel et mental, mais transpirent l’angoisse dans leurs moindres initiatives. Je me retrouvai chassée comme une malpropre du groupe de recherches dont j’étais vice-présidente, et le tout nouvel aspirant à la direction du groupe, fraîchement diplômé d’études politiques, placardait sur les murs la nouvelle de son triomphe sur l’abominable négationniste que j’étais donc devenue par  association, signant fièrement le communiqué de son nom : James Cohen.[2] Je réclamais la convocation d’un tribunal pour me juger, puisque j’étais traitée en coupable: peine perdue. D’autres collègues, avec qui je souhaitais travailler, me déclaraient tout de go qu’ils n’avaient pas envie de travailler avec moi, alors qu’ils suppliaient les autres enseignants (même s’ils les détestaient visiblement) de participer à leurs maigres groupes de recherche, seule façon de légitimer les primes escomptées. On fouillait dans mon casier, on envoyait des espions dans mes cours, en particulier des beaux gosses troublants. Bref, j’étais pestiférée, et j’étais aussi un gibier de choix, il y avait une véritable fringale de lynchage.
J’envoyai un dossier de candidature pour le poste de professeur qui m’intéressait, et le secrétaire de l’Université, aussi juif que communiste, se permettait de perdre mon envoi en recommandé. J’écrivis aux syndicats d’enseignants pour réclamer un peu plus de conformité aux usages démocratiques, et je n’ai jamais reçu de réponse d’aucun d’entre eux. J’avais une étudiante en doctorat : elle demanda à me quitter, et un professeur déjà à la retraite fut autorisé par le Conseil Scientifique à reprendre la direction de sa thèse. Comme si j’étais un énorme danger public, l’université bafouait ses traditions, violait ses propres règles de fonctionnement. Il était clair qu’on n’attendait plus de moi qu’un mot de travers contre les juifs qui s’acharnaient ouvertement contre moi pour faire valider rétrospectivement toutes les illégalités accumulées contre moi. Mais je n’étais pas assez aguerrie pour rentrer dans la bagarre judiciaire. Les avocats qu’on me recommandait me dissuadaient d’ailleurs de le faire (mais empochaient mes chèques). Pas un collègue n’osait me manifester son soutien, ni parmi les hispanistes ni au-delà. Le seul qui le fit, sans me connaître le moins du monde, était un chargé de cours chilien, un étranger qui avait un statut précaire : il perdit son poste dans les mois qui suivirent. Un professeur réputé dans les lettres latino-américaines, le poète argentin et juif Saul Yurkievich, très estimé pour sa dénonciation de la dictature militaire en Argentine, m’assura, sur le ton de l’aveu, en privé, qu’il était bien d’accord avec les révisionnistes. Mais il se garda bien de susciter le débat ou de me protéger de son prestige. Le président de mon groupe de recherche, le communiste Paul Estrade, pour lequel je continue à avoir de la tendresse, désormais teintée de pitié, n’avait qu’un argument contre le livre de Garaudy, qu’il fut l’un des premiers à lire, dans mon exemplaire personnel : « mais il fallait attendre cinquante ans, pour dire tout ça ». Et il fit tout son possible pour me faire démocratiquement expulser du groupe de recherches, mobilisant contre moi tous les vieux adversaires communistes de Garaudy qu’il avait pu ameuter, me calomniant sans limite, s’efforçant de dénoncer ma perfidie intellectuelle dans tout ce que j’avais pu écrire auparavant, et faisant comprendre clairement aux jeunes chercheurs que leur avenir dépendait de leur capacité à comprendre d’où venait le vent : c’était la panique à bord.
Avant de quitter ce qui était devenu une humiliation permanente et multiforme en échange d’un salaire que je voyais fort compromis à brève échéance, j’ai quand même eu le plaisir de signer personnellement ma condamnation: mes collègues du département d’espagnol rédigèrent, lors d’une réunion très solennelle, une motion « condamnant le négationnisme », ce qui était, dans le jargon universitaire de l’époque, la formule pour se protéger de toute contagion éventuelle par les raisonnements de Roger Garaudy. J’argumentai que « négationnisme » n’était qu’une vague insulte médiatique, nullement un concept scientifique reconnu, et que cette notion ne méritait pas de figurer dans un document sérieux à l’université. Personne ne contesta que le terme était aussi flou que superficiel. Mais on prit la peine de m’expliquer que je jouais quand même là, précisément, sur ce mot, ma carrière. Je ne connaissais pas encore grand-chose au sujet tabou qui causait tout ce tremblement, et je me gardais bien de m’exprimer plus avant. Mais je n’aime pas crier haro sur le baudet, je n’avais pas envie de renier Garaudy, celui qui avait véritablement porté l’espérance des communistes idéalistes. Et j’ai eu le bonheur d’exprimer mon refus de voter la résolution, de ne pas lever la main, seule, quand les autres capitulaient. [3]
A partir de ce moment, je me suis sentie comme un ballon gonflé de légèreté qu’on lâche enfin en plein ciel : j’étais libre !

Libre dans ma tête, je choisis le combat qui s’était imposé à moi, fortuitement, comme le combat central à ce moment-là, pour ramener les universitaires à leur vocation, la transmission et l’approfondissement des connaissances. Libre dans ma tête, j’eus le plaisir, pendant quelques années, de mener une double vie intense : apparemment inerte, m’habituant tout doucement à intérioriser la censure, tandis que mon autre vie, à l’abri des regards, était exubérante, soutenue par l’enthousiasme de quelques proches, dont mon étudiant préféré bien sûr, et potentialisée par la relative clandestinité, qui m’oblige encore à ce jour à taire quelques noms d’amis. Puis je quittai l’université, dès que je le pus.

Je dois donc à Roger Garaudy ma libération, d’un univers intellectuel qui m’étouffait parce que je le sentais malsain, mais dont je ne parvenais pas à percer les miasmes envahissants. Je me passionnais pour toutes sortes d’écoles de pensée, mais je percevais quelque chose de totalement stérile dans mon activité universitaire, cette « carrière » que j’étais censée considérer comme un privilège incomparable, et à la fois comme un dû, en regard de la supérieure intelligence présumée des élus dont je faisais partie. Mais j’avais une conscience lancinante d’être partie prenante dans une imposture, quelque chose d’insaisissable, mais qui était un scandale et une trahison.

Je ne m’étais jamais intéressée au problème palestinien, par simple paresse d’esprit, ma curiosité étant entièrement tournée vers l’Espagne et l’Amérique latine. J’avais eu une grande amie d’adolescence qui était juive et marocaine, et nous partagions un profond mépris pour les gens sans idéal. A l’âge de treize ans, j’avais vécu trois mois en Israël, parce que mon père, ingénieur aux Grands Travaux de Marseille (GTM, devenu Vinci) y avait eu la responsabilité du chantier du port d’Ashdod, et j’avais ressenti la vibration biblique des paysages. J’avais aussi vu, à l’école Saint-Joseph de Jaffa où mes parents m’avaient inscrite, l’inacceptable maigreur des petites orphelines palestiniennes recueillies par les sœurs, sales, reléguées dans la cour des cabinets, préposées au ménage apparemment toute la journée, alors que nous suivions, nous, tant juives que chrétiennes, les cours de religieuses sévères. Et sur les routes, les enfants aux yeux bordés de mouches qui se jetaient sur notre voiture pour nous demander des bonbons : une fois, ma sœur et moi leur avions offert des biscuits, d’un paquet que nous venions d’ouvrir : et ils avaient filé avec tout le paquet, ce qui nous avait bien perturbées. J’avais donc bien un petit aperçu du terrain, mais sans la moindre idée des origines récentes et violentes de la détresse palestinienne. Jean-Claude Ponsin, jeune ami de mes parents, nous fit inviter à un mariage palestinien, avec festin, fantasia et fiancée enfermée un instant avec son promis, pour ce qui ressemblait bien à un sale quart d’heure. Ces Palestiniens étaient incroyablement cordiaux avec nous, les curieux de passage. Jean- Claude, communiste, avait fait des chantiers à Cuba et au Brésil, et il ne se contentait pas de faire du fric comme les autres Français, avec leurs compétences techniques, des diplômes et du mépris à revendre pour les habitants des pays où ils travaillaient ; avec son sourire et son regard clair il me communiquait, avec sa famille, sa générosité, son ouverture d’esprit que je n’avais jamais rencontrée parmi les relations de mes parents, des horizons qui avaient la beauté et la grandeur des mines du roi Salomon, où l’on ramasse encore des pierres lumineuses et vertes.

Grâce à Roger Garaudy, le brouillard s’est dissipé en moi comme en tous ses lecteurs enthousiastes. Il nous a aidés à retrouver l’échelle pour évaluer les innombrables sujets d’indignation que le monde nous soumet, et la perspective pour les organiser dans notre rejet, première étape pour surmonter la révolte, et commencer à construire quelque chose d’un peu moins hideux que ce qui nous est donné à voir. Le diable se reconnaît à ce qu’il ment. Il est peut-être compliqué, pour un universitaire, de définir le mensonge, un professeur de philosophe commencera par l’émietter en ses mille facettes, pour conclure qu’il est impossible d’en venir à bout, qu’il faut se contenter des sages pensées résumées en une poignée de phrases sentencieuses et troubles proférées par quelques éminences du passé. Mais pour tout un chacun, seul avec sa conscience et en communion avec tous dans le réflexe de survie, le mensonge s’impose comme une évidence, un bruit confus et insupportable qui appelle la résistance de toutes nos forces.

En 1980, j’avais suivi dans Le Monde la condamnation de Robert Faurisson par le tribunal de Lyon. Puisque j’apprenais là qu’il n’y avait pas eu de chambre à gaz dans les camps, il était bien inquiétant qu’un universitaire soit sanctionné pour avoir répandu cette bonne nouvelle. Mais j’avais d’autres chats à fouetter, mes problèmes familiaux me submergeaient, je n’identifiais pas du tout les responsables de l’arbitraire qui s’abattait sur ce collègue, et je ne partageai mes réflexions avec personne. Quand mes ennuis commencèrent, à Paris VIII, pour moi, les Juifs n’existaient pas plus que les Corses ou les Bretons, c’est à dire des éléments vivants du folklore national, et dignes, comme les Corses et les Bretons, d’une attention fraternelle dans la mesure où ils avaient éventuellement un statut minorisé. A Cuba, l’Etat n’avait relayé aucune campagne centrée sur les juifs, j’étais vierge de toute culpabilisation sur ce sujet. Et sionisme, Palestine, étaient des questions très éloignées de mes préoccupations, je l’avoue à ma grande honte, les médias réussissaient parfaitement à me faire éviter de réfléchir à ces choses difficiles. A partir d’une certaine conférence homérique, je ne pouvais plus ignorer qu’il y avait un problème spécial avec les juifs, et que ça ne se passait pas dans des régions lointaines…

Je tombais des nues, je ne connaissais de comparable que le climat de l’université de La Havane, où je croyais avoir connu un cas extrême de tension idéologique nationale,[4] et je déouvrais du jour au lendemain le terrorisme idéologique qu’exercent certains groupuscules ; depuis 1996, quelques enseignants n’ont cessé de tout mettre en œuvre pour me marginaliser, pour m’interdire de publication, sur n’importe quel sujet, et pour retirer mes publications existantes de tout catalogue. C’est alors que j’ai réalisé que la cause palestinienne est centrale pour notre époque, et qu’en France il existe un énorme continent submergé de pensée censurée et autocensurée. Un étudiant désigné pour espionner le secret de mes pensées m’a fait lire quelques pages de «La Veille Taupe » : j’ai été emballée par la clarté du style et la solidité des raisonnements de Pierre Guillaume, qui contrastait comme une bouffée d’oxygène, avec la langue de bois, la couardise et l’incohérence de mes collègues. Je me suis précipitée à la Librarie roumaine, pour combler mes lacunes. J’ai été témoin de la provocation montée par trois jeunes gens, dont une jeune fille d’aspect agréable : M. Damesco Piscosi, le libraire, avait déjà été victime d’une intrusion avec vitrine brisée, saccage des rayons, et les excités de la LDJ ou du Betar avaient jeté de la peinture rouge sur ses livres. Cette fois-ci, il avait sur lui une arme parfaitement légale d’autodéfense, et il l’a laissé entrevoir, à sa ceinture, pour désamorcer la manoeuvre. Je ne l’ai même pas vue, toute occupée que j’étais à calmer les jeunes qui sous prétexte de débat, cherchaient la bagarre. Ils ont pris la fuite après avoir renversé quelques livres ; j’étais outrée, je conseillais à M. Piscosi de porter plainte ; il me répondait que cela ne servirait à rien. Quelques jours plus tard, c’est lui qui était convoqué, et malgré mon témoignage, comme tant d’autres fois, la victime s’est retrouvée condamnée ; le doute n’avait même pas effleuré le juge : c’était un nazi à abattre par tous les moyens légaux disponibles, sans plus.
Voilà comment je découvrais la réflexion d’extrême droite, quelque chose d’aussi étroit et limité, certes, que le passage dans cette minuscule librairie, à l’enseigne pitoyable, dans la minuscule rue Malebranche, qui a sûrement été un coupe-gorge depuis le Moyen Age. Mais dans l’étouffement général de la réflexion, cette pensée interdite devenait une soupape. Et elle reste une soupape indispensable, même quand on est très loin de sa rigidité, justement parce que c’est la pensée maudite, pour ceux qui comme moi appartiennent sociologiquement, à un monde a priori indifférent à ses acharnements et marottes. La Librairie roumaine, c’était le temple de la pensée alternative. Et il n’y pas de pensée, s’il n’y a pas d’alternative…
La désertification de la réflexion en Europe, sous prétexte de laïcité, est le résultat paradoxal de la juste lutte populaire contre l’oppression ecclésiastique pendant les derniers siècles ; elle aboutit à ce que des auteurs plus audacieux et plus profonds que d’autres ne trouvent pas d’éditeurs dans leur propre camp, celui de la gauche ; l’extrême-droite offre donc à des gens comme Garaudy un accueil et c’est pour le moins étrange : la définition de l’extrême droite ne comporte-t-elle pas la nostalgie du nazisme et du colonialisme, la conviction que les noirs n’ont jamais bâti la moindre civilisation, la manie de tout  hiérachiser,  le vif désir de nous enfermer dans des castes étanches, la prétention élitaire au gouvernement de la cité comme on mène le bétail, sous prétexte de l’ignorance et des bas instincts des masses ? Sans partager le moins du monde ses provincialismes et infatuations diverses, nous devons remercier, nous, à gauche, l’extrême-droite d’être là, dans sa résistance intellectuelle, et de rester catholique, seule façon de garantir la transmission de la tradition au sens le plus large. Sans ce barrage, la gauche laïque aurait réussi à faire disparaître complètement la pensée. Alain Finkielkraut est de ceux qui considèrent notre pays comme une société « post-chrétienne », c’est-à-dire à la merci du néo-judaïsme, et qui s’en réjouissait encore il y a peu. Grâce à Dieu, c’est raté !
Heureusement, certains communistes ne sont pas tombés dans l’athéisme forcené qui sert de cahe-sexe à la défense inconditionnelle d’une seule religion, le judaïsme. La ville de  Cordoue, en Espagne, a choisi d’abriter la Fondation Roger Garaudy, par des accords signés en 1982 entre le fondateur et Julio Anguita, le maire communiste de la ville[5], et cette fondation se consacre au rapprochement entre les trois cultures, juive, musulmane et chrétienne. Une émanation du centre Wiesenthal a déjà essayé de faire bannir cette fondation,[6] c’était prévisible, mais les autorités andalouses n’ont pas l’intention de se laisser faire, car Cordoue aspire à être le fer de lance du renouveau d’al Andalus, de l’Andalousie de jadis, dont tous reconnaissent que le rayonnement venait précisément de sa capacité à faire partager aux trois cultures le même espace et les mêmes projets. Et Garaudy constitue un carrefour où dialoguent les trois religions, il est devenu l’esprit de l’Andalousie, et il refuse autant l’antisémitisme traditionnel que les mensonges pieux mais calamiteux de la gauche. Il perdit un premier procès, pour son livre Les Mythes fondateurs de la politique israélienne, puis un deuxième, en appel, puis la Cour de Cassation refusa d’examiner son pourvoi, qui se basait sur la falsification des citations de son livre. Jamais il n’en a exprimé de colère ou de ressentiment contre les juifs. Il a continué son combat, simplement, pour redonner un élan à l’utopie indispensable, il est retourné à des sujets plus vastes, dans le droit fil de sa recherche pour ramener l’Occident à l’humanité par l’humilité, « à contrenuit », titre de la modeste revue où un petit groupe de gens avons publié nos réflexions anti-impérialistes, autour de ses textes à lui, audacieux et visionnaires toujours.[7]
Si Garaudy n’a pas semblé souffrir outre mesure de l’incompréhension dans ces dernières années, c’est parce qu’il avait touché le fond auparavant, quand il avait été explusé du parti communiste. Là oui, il avait ressenti en plein cœur la trahison de ses camarades et l’abandon de ses amis les plus proches, et il en avait été comme vacciné. Il est devenu ensuite l’ami d’Alain de Benoist et d’autres esprits critiques formés dans la tradition maurassienne, sans renier aucune de ses propres convictions. La question des chambres à gaz aura été pour nous, les lecteurs de Garaudy, une occasion unique de surmonter les barrières idéologiques, de revenir au fond des choses, de balayer devant notre porte, et de percevoir les enjeux de société à long terme.

Les réflexions qui suivent sont la trace de mes efforts depuis dix ans pour faire reculer le mensonge qui nous encercle ici, en France, pour trancher les tentacules tentants de l’hydre spécifiquement occidentale. Notre société est en crise, nous le savons. On trouvera ci-dessous une série de propositions sur des problèmes de société, inspirées par l’énorme tabou de ces trente dernières années, l’interdiction de s’exprimer sur la puissance d’une petite caste qui se prétend supérieure, et en droit d’imposer sa volonté à tous. Le tabou, une fois reconnu comme tel, fonctionne comme un moteur de recherche : il donne des ailes ! J’ai chaque fois que je parviens à mettre le point final à un écrit, une allégresse particulière : je sais que j’ai abouti dans ce que je cherchais à mettre en paroles parce que j’entends en moi l’approbation des ancêtres : tel auteur en particulier, ou plusieurs, parmi ceux qui sont mes références vitales. Ils fraternisent tous, à ce stade, et ils partagent avec moi leur gratitude en constatant qu’ils restent bien vivants dans ceux qui reprennent leurs combats. Que ces textes deviennent donc bouclier pour d’autres, pour qu’ils puissent aller plus loin dans la bonne ruse pour traquer l’ennemi, pour le mettre à genoux. La victoire nous appartient, parce que nos paroles sonnent juste.


[1] Voir un excellent témoignage de Jamila Bahij et de son frère sur http://www.pingouins.com/Temoignages/Femmes2000/femmes2000.html
[2] On a retrouvé parfois ce même individu dans les colonnes de Libération, du Monde diplomatique, puis au premier rang des manifestations de soutien à la Palestine, où il cultivait le personnage de pacifiste américain.
[3] J’abrège : j’ai à la disposition de tous les curieux le dossier de mes demandes de respect des usages démocratiques, d’équité élémentaire, d’enquête, auprès des autorités universitaires. Le seul document qui m’ait été communiqué officiellement est celui du groupe de recherches (entité informelle, qui n’engage nullement la responsabilité de toute l’université) Histoire des Antilles Hispaniques, qui me destituait; maisje sais que le texte, n’ayant nullement été soumis à l’avis de tous les responsables du groupe, était réfuté par certains de ses membres ! Finalement, j’ai été reçue par le Secrétaire général de Paris VIII, M. Mavrocordato, qui a reconnu la réalité du « harcèlement moral » dont j’étais victime (février 2001), mais a déclaré être impuissant… Peu après la conférence, Mme Sokologorski a perdu la présidence de l’Université, la bibliothèque a été expurgée, les étudiants étroitement surveillés.
[4] Toute la communauté cubaine de Paris fut abasourdie de découvrir à travers mon cas qu’à Paris aussi, les mœurs universitaires étaient brutales et primitives. Les latinoaméricains en général comprirent parfaitement la cabale, et qui l’orchestrait : le théâtre de l’absurde, ils connaissent.
[5] Julio Anguita fut ensuite premier secrétaire du parti communiste espagnol ; son fils, journaliste, a été tué en Irak,  au balcon de l’hötel Palestine.
[7] Après Les Mythes…, Roger Garaudy a publié plusieurs livres importants ; il mit le point final au dernier, Le Terrorisme occidental, juste après les attentats du 11 septembre 2001 (éditions Al Qalam, Paris).



(Extrait de l'introduction du livre de M. Poumier, dont on peut lire le texte intégral sur Proche des Neg' - Texte integral)