15 octobre 2010

Construire l'unité humaine: économie, politique, éducation, foi




1) -- Par une mutation économique

A / Un contre Bretton-Woods

La seule politique qui ait aujourd'hui un avenir est celle qui résoudra les problèmes fondamentaux qui se posent à nous:
Chômage
Immigration
Faim dans le monde, avec toutes les conséquences morales et culturelles qui en découlent.
Ces trois problèmes n'en font qu'un. L'on ne nous offre que de fausses solutions.
Les deux plus illusoires sont:
-- ces problèmes seront résolus par la croissance;
-- ces problèmes seront résolus par l'Europe.
Ce sont là les mensonges les plus meurtriers.
Aucun de nos problèmes vitaux ne sera résolu par la croissance.
Les Etats et les partis politiques des pays occidentaux n'abordent jamais ainsi le problème. Au contraire.
Cette croissance est présentée par les politiques et les médias, comme une panacée pour sortir de la crise et du chômage, alors que, depuis 1975, la croissance, obtenue par un accroissement de la productivité grâce au développement des sciences et des techniques, ne crée plus d'emplois, mais au contraire en détruit en remplaçant de plus en plus le travail de l'homme par celui des machines. En 1980, la Belgique produisait dix millions de tonnes d'acier avec quarante mille ouvriers; en 1990, elle en produit douze millions et demi avec vingt-deux mille ouvriers.
La croissance est impulsée par les gains de productivité obtenus grâce à la science et aux techniques, qui permettent de remplacer une grande partie du travail humain par des machines, et, plus encore aujourd'hui, par le développement de l'informatique, de la robotique, des ordinateurs.
Il serait absurde d'incriminer les sciences et les techniques. Le malheur vient de l'usage qu'on en fait.
Par exemple, depuis 1970, la productivité, grâce à ces découvertes, a augmenté de 89%. C'est une chance pour l'humanité, pour lui épargner les tâches les plus répétitives. Mais c'est un malheur pour elle lorsque, dans la même période, la durée du travail n'a pas diminué et que le chômage a plus que décuplé. Cela signifie que l'accroissement de la productivité n'a pas servi l'ensemble de l'humanité mais seulement les propriétaires des moyens de production.
Alors que ce serait un bienfait pour tous, si la durée de la semaine de travail était indexée sur la productivité.
Ce serait un bienfait si cette augmentation des loisirs n'était pas récupérée par un marché des loisirs qui transforme le temps libre en un temps vide, vidé d'humanité par le genre de divertissements qu'on lui propose et qui ne favorise pas l'épanouissement physique et culturel. Cet espace de vie, au lieu d'aider l'homme à être un homme, c'est-à-dire un créateur, tend, en vertu du système du marché, à en faire un chômeur et, dans le meilleur des cas, un consommateur.
Cela ne signifie pas que nous soyons hostiles à la croissance, et moins encore au progrès des sciences et des techniques lorsqu'il permet de réduire la peine des hommes et des femmes, et ne conduit pas à leur asservissement ou à leur aliénation, comme, pour ne citer qu'un exemple, les autoroutes de l'information pour manipuler l'opinion au service de l'hégémonie américaine.
Mais la croissance et l'accroissement de la productivité, même avec les aménagements tels que l'indexation du temps de travail sur la productivité, ne résoudront pas le problème du chômage: tout au plus, en les assortissant, comme le veulent le patronat et le gouvernement, d'une compression des salaires et des protections sociales, ils peuvent permettre de grignoter quelques parts de marché sur le concurrent européen, américain ou japonais. Mais ils restent des expédients dérisoires.
L'autre mensonge, après la croissance comme panacée, est celui de l'Europe.
Aucun des problèmes vitaux ne peut être résolu dans le cadre de l'Europe.
L'on nous promet, avec l'Europe, un marché de trois cents millions de clients en omettant de dire qu'il s'agit de trois cents millions de concurrents sur le marché du travail. Car les économies européennes ne sont pas, pour l'essentiel, complémentaires, mais rivales. Et plus encore les économies américaines et japonaises.
Est-ce à dire que la seule alternative à l'Europe serait un repli nationaliste sur la France en l'enfermant dans des remparts protectionnistes? Ce serait au contraire l'asphyxie.
La seule solution possible, c'est l'ouverture sur le monde dans sa totalité: tant que, après cinq cents années de colonialisme et cinquante années de FMI et de Banque Mondiale, subsiste ce monde cassé, avec son économie difforme où les deux tiers de la population du monde, dépouillés par l'Occident, ne sont pas solvables, demeureront juxtaposés le monde de la faim et celui du chômage. Même en raisonnant seulement en termes de marché comment espérer donner du travail aux uns, tant que des milliards d'hommes n'ont même pas le minimum nécessaire pour acheter leur nourriture?
La seule solution possible pour répondre à la faim des uns, aux chômages des autres et à l'immigration des affamés dans leur quête illusoire du travail, c'est un changement radical de nos rapports avec le Tiers-Monde, mettant fin à la domination de l'Occident et à la dépendance du Sud, car c'est la dépendance qui engendre le sous-développement.
Nous vivons dans un monde cassé: entre le Nord et le Sud, et, au nord comme au Sud, entre ceux qui ont et ceux qui n'ont pas. Les 20% les plus riches de la planète disposent de 83% du revenu mondial, les 20% les plus pauvres, de 1,4% .
Lorsque le colonialisme pendant un demi-millénaire, et le système de Bretton depuis un demi siècle, ont créé de telles inégalités entre les peuples, le libre-échange suffit pour aggraver encore les dominations et les dépendances.
Comment inverser les actuelles dérives?
D'abord en détruisant le mythe baptisant démocratie la liberté du marché: le marché libre est l'assassin de la démocratie, par l'accumulation de la richesse à un pôle des sociétés et de la misère à l'autre.
Ceci implique un certain nombre de décisions politiques tendant toutes à se libérer de la prétendue mondialisation de l'économie, c'est à dire de la volonté américaine de faire de l'Europe, et du reste du monde, une colonie ouvrant des débouchés à sa propre économie dans tous les domaines: de l'agro-alimentaire à l'aéronautique, de l'information au cinéma.
Il devient chaque jour plus clair que Maastricht est une cause majeure des malheurs non seulement des agriculteurs, en exigeant des jachères, mais de tous les travailleurs en encourageant, sous prétexte de compétitivité européenne, le nivellement par le bas (sous le nom de "flexibilité") des conditions de travail, en liquidant toutes nos industries, de l'aviation à l'informatique, et en bafouant notre culture par l'invasion du cinéma américain et de la télévision américaine, en faisant de notre armée les supplétifs des interventions américaines.
Quant à l'économie, l'article 301 de la loi américaine permet de protéger ses propres productions, alors que le GATT, (rebaptisé Organisation Mondiale de Commerce) impose à tous les autres pays un libre -- échange qui laisse la place à toutes les importations américaines.
Les lois Helms-Burton de 1996 et d'Amato-Kennedy, votées par le seul Congrès américain, prétendent s'imposer à toute la communauté internationale, lui interdisant tout commerce avec les pays désignés par elle seule, les dirigeants américains légiférant ainsi pour le monde entier.
Une nouvelle résistance suppose, non seulement de répudier Maastricht, mais aussi de nous retirer du FMI, de la Banque mondiale et de toutes les autres institutions servant d'instrument à cette volonté d'hégémonie mondiale sous prétexte de créer en Europe la monnaie unique de l'Euro. L'Europe et l'Euro (qui abolit le droit régalien de battre monnaie comme attribut premier de la souveraineté) ne peuvent conduire, (par une rivalité sans frein pour augmenter la compétitivité) qu'à un nivellement par le bas des salaires et des prestations sociales afin d'abaisser les prix de revient entre économies concurrentes.
A partir de là, recouvrer la liberté d'établir des rapports radicalement nouveaux avec le tiers-monde, avec l'objectif précis d'encourager d'autres peuples européens à s'engager dans la même voie:
1 -- Annulation totale de la dette qui n'a ni fondement historique ni justification
2 -- Suppression de toute aide financière aux gouvernements du Tiers Monde
Par exemple: quarante milliards de francs au développement, c'est le montant du budget de l'aide publique de la France, dont l'objectif officiel est le soutien accordé aux plus pauvres de la planète. A 95% cette masse d'argent n'est pas de l'aide, et ne fait pas de développement. Au mieux, elle vide les poches des contribuables et remplit celles de quelques bénéficiaires gouvernementaux, (au Nord et au Sud); au pire elle tue.
Derniers exemples de ce à quoi elle a servi:
-- Au Rwanda, à financer le gouvernement des tueurs tant qu'on a pu le maintenir en place, puis à financer l'opération Turquoise pour leur faciliter le passage au Zaïre, pour préparer leur revanche.
3 -- Prêts publics ou privés accordés non pas aux gouvernements, mais directement aux organisations de base. (coopératives, syndicats, groupements de producteurs -- parfois à susciter), et pour des projets précis d'utilité publique, en priorité pour les régions agraires avec, pour objectif, l'autosuffisance alimentaire (équipements agricoles, forage de puits, construction de routes, hôpitaux, écoles, etc...)
4 -- Accepter que le remboursement de ces prêts soit fait, pour l'essentiel, en monnaie du pays (pour encourager le réinvestissement sur place au lieu du rapatriement prédateur des bénéfices) ou en nature.
5 -- Procéder à une indexation honnête des prix des produits vendus par les pays du Sud avec les prix des produits vendus par les pays du Nord.
6 -- Contre le gigantisme d'entreprises visant surtout aux investissements des grandes sociétés, respecter l'histoire, les cultures de chaque peuple et l'utilisation la plus large possible des techniques autochtones souvent plus appropriées et plus efficaces que les transferts de technologie parce qu'adaptées aux besoins locaux. Le développement sera ainsi endogène au lieu d'être un placage, sans rapport avec le pays et ses besoins réels, d'un modèle occidental importé selon les intérêts de grandes entreprises étrangères.
Cette nécessaire reconversion industrielle pour répondre aux besoins réels du Sud, peut induire, à terme, une conversion de nos mentalités en favorisant ce qui répond aussi à nos besoins réels et non aux armements et aux gadgets.
B / Pour un nouveau Bandoeng
Pour que le XXIe siècle marque la fin de la préhistoire animale de l'homme, où, dans un monde cassé, la richesse d'une infime minorité implique la dépendance, l'exploitation ou la mort de la plus grande partie de l'humanité;
1 -- La renaissance de l'unité humaine ne peut se faire, comme le fut sa rupture, seulement par la violence et les armes, mais par toutes les forces proprement humaines: de l'économie à la culture et à la foi.
2 -- La faiblesse des actuels peuples opprimés est, pour une large part, due à leur division, par des oppositions et des guerres suscitées et entretenues par les actuels maîtres du monde. La première tâche est donc de mettre fin, par la négociation pacifique, à tous les conflits, qui font le jeu des oppresseurs.
3 -- Refuser collectivement de payer les prétendues dettes au F.M.I. et ceci pour 3 raisons:
a -- Qui est le débiteur?
L'Occident a une terrible dette a l'égard du tiers-monde:
Qui a remboursé aux Indiens d'Amérique le rapt de tout leur continent?
Qui fera réparation à l'Inde ancienne, exportatrice mondiale de textile, pour les millions de tonnes de coton enlevés aux cultivateurs à des prix de racket, et pour la destruction de l'artisanat des tisserands indiens au profit des grandes firmes du Lancashire?
Qui rendra à l'Afrique la vie des millions de ses fils les plus robustes, déportés comme esclaves aux Amériques par les négriers occidentaux pendant trois siècles?
b -- Quelle est la cause de cet endettement?
Les pays anciennement colonisateurs avaient déstructuré les économies autochtones, en particulier en sacrifiant les cultures vivrières au profit des monocultures et des monoproductions qui en faisaient des appendices des économies de la métropole, au profit exclusif de celles-ci. De telles économies ne pouvaient assurer l'indépendance de ces pays, ni l'autosuffisance alimentaire, ni la main d'oeuvre d'industries ne correspondant pas aux besoins du pays. La dépendance a donc continué, et les emprunts devinrent inévitables.
c -- Ces dettes ont été remboursées depuis longtemps par les intérêts usuraires payés aux prêteurs étrangers.
Refuser donc d'être rançonnés et de les payer au F.M.I.
Refuser également les aides dérisoires destinées à masquer cette injustice plusieurs fois centenaire.
Constituer, avec la suppression de la dette et de ses intérêts, un fonds de solidarité qui compensera largement l'aide prétendue.
4 -- S'opposer à tous les embargos imposés arbitrairement, par les provisoires maîtres du monde, aux pays qui refusent leur domination.
N'en tenir désormais aucun compte, et commercer librement avec ceux de nos frères qui en sont frappés.
5 -- D'une manière plus générale multiplier les échanges Sud-Sud entre les pays qui détiennent 80% des ressources naturelles du monde.
Procéder à ces échanges sur la base du troc pour ne point passer par les devises du Nord et notamment du dollar, en veillant à ce que, progressivement, pour mettre fin à la spéculation, il n'ait plus cours mondial.
6 -- Ceci implique un boycott systématique des Etats-Unis et de leurs vassaux notamment d'Israël, mercenaire de l'Occident contre les cultures autochtones et contre la paix.
-- En finir avec les hégémonies économiques comme avec leurs agressions culturelles.
-- Lutter aussi contre l'anticulture des Tyranosaures et des Terminators d'Hollywood, comme de leurs gadgets, et de toutes les manifestations morales ou matérielles de leur décadence.
7 -- Ceci implique, sur le plan politique, le retrait collectif de toutes les institutions à prétention universelle devenues les instruments de la domination d'un seul et servant de couverture à ses agressions militaires, économiques ou culturelles: O.N.U., F.M.I., Banque mondiale, Organisation mondiale du commerce, et de celles de leurs filiales qui se font, comme elles, complices d'une domination impériale du monde et d'une conception réductrice de l'homme, considéré seulement comme consommateur et producteur, mû par son seul intérêt, et renonçant à donner à l'homme un autre sens à sa vie que de travailler en esclave pour consommer davantage, quand il n'est pas chômeur, colonisé, ou exclu.
8 -- Les menaces ou les agressions contre l'un quelconque des pays membres, seront combattues, par tous les moyens, par l'ensemble de la communauté mondiale.
9 -- Cette communauté mondiale, visant à la création d'un monde à visage humain, ne comporte aucune exclusive, ni religieuse, ni politique, car son objectif est de créer une unité non plus impériale mais symphonique de l'humanité où chaque peuple et chaque communauté apportera les richesses propres de sa terre, de sa culture et de sa foi.
Elle est donc ouverte aussi bien aux Etats officiels, qu'aux minorités opprimées, à la seule condition qu'elles réalisent en chaque pays leur unité sur la base de ces principes.
Le premier Bandoeng avait pour objet, dans un monde bipolaire, de refuser l'alignement sur l'un des deux blocs pour sauvegarder son indépendance. Cet idéal demeure.
Mais les conditions historiques ont changé. Nous vivons dans un monde unipolaire, et nous avons à défendre nos identités, de la culture à l'économie, contre l'intégrisme niveleur des prétendants à la domination mondiale par le seul jeu d'un monothéisme du marché, en faisant du marché, c'est à dire de l'argent, le seul régulateur des relations sociales.
Nous refusons cette vision du monde sans l'homme, d'une vie sans projet humain ni signification, et nous nous unissons pour construire un monde Un, riche de sa diversité et assuré de son avenir par la convergence des peuples et des cultures dans une foi commune, nourrie de l'expérience et de la culture de chacun, et animée par le projet commun de donner à chaque enfant, à chaque femme, à chaque homme, quelle que soit son origine et sa tradition propre, tous les moyens de déployer pleinement toutes les possibilités humaines qu'il porte en lui.









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Enfin il est absolument nécessaire, dans un monde où l'argent gagné par la spéculation (sur les prix des matières premières, sur les valeurs différentes des devises, sur les produits dérivés, etc.) est plus de quarante fois supérieur à celui que l'on pourra gagner -- à plus long terme -- par une économie réelle, productive de biens et de services (par exemple les investissements destinés à développer les infrastructures, des entreprises répondant aux besoins fondamentaux, aux transports pour assurer les échanges) d'instituer un contrôle rigoureux des changes. Cela suppose que chaque peuple recouvre son autonomie pour planifier ses besoins et ses échanges. C'est indispensable pour que les sommes gigantesques, engagées dans les opérations spéculatives stériles cinq milliards d'habitants de la planète, et mettant ainsi fin au chômage de millions d'hommes et de femmes à travers le monde. Car, répétons-le, ils sont réduits au chômage pour deux raisons fondamentales:
1 / -- parce que la cassure du monde rend insolvable plus d'un tiers de la population du globe.
2 / -- parce que les capitaux investis dans la spéculation, sont détournés des investissements dans une économie réelle répondant aux besoins de tous.
2) -- Par une mutation politique

Comment créer un ordre politique à visage humain
Toute démocratie fondée sur la seule défense de l'individu abstrait sans tenir compte de son pouvoir réel (ex: ceux du possédant ou du chômeur) ne peut conduire qu'à l'élection d'une majorité statistique, où, chacun poursuivant ses intérêts propres, et concurrent de tous les autres sur le marché (marché du travail ou marché du commerce) la résultante -- comme disait déjà Marx -- est quelque chose que personne n'a voulu.
Pour établir une comparaison: lorsqu'on parle de produit national brut par tête d'habitant, le chiffre global ne signifie rien: il est une moyenne entre les revenus du milliardaire et celui du chômeur. Cette moyenne ne correspond à aucune réalité concrète.
La coalition des intérêts (corporatifs, ou de classes), ou d'objectifs communs aux membres d'un groupe particulier n'apporte pas davantage la réalité d'un projet commun (Rousseau disait: "une volonté générale" ) à la société globale.
Enfin, et surtout de nos jours, la manipulation des opinions publiques par les médias possédés par quelques grands monopoles ou quelques grandes puissance (qu'il s'agisse de Bill Gates ou de Murdoch, de la CNN ou des télévisions, dites nationales servant les intérêts du gouvernement en place, ou des lobbies les mieux structurés et financés), crée une pensée unique du politiquement correct.
Les coalitions de droite ou de gauche pratiquent dès lors la même politique et le désintérêt de la population (en France comme aux Etats-Unis) s'exprime par une abstention électorale de plus en plus massive.
Tels sont les éléments majeurs de l'imposture de la démocratie occidentale, qui ne constitue d'ailleurs pas un obstacle aux dictatures sur lesquels elles débouchent finalement, soit de façon directe, comme ce fut le cas pour Hitler qui arriva au pouvoir par le jeu régulier de ce genre de démocratie, c'est-à-dire en recueillant une majorité absolue au Parlement, soit sous forme indirecte lorsqu'un Etat démocratique plus puissant amène au pouvoir des dictatures pour protéger ses propres intérêts. Les Etats-Unis, sont le modèle du camouflage du parti unique, avec, pour le public, ses deux variantes officielles: démocrates ou républicains, constituant en fait le parti unique de l'argent, avec des équipes différentes se partageant les dépouilles (c'est à dire les postes dirigeants ou les prébendes) lorsqu'ils remportent la victoire. Ils appuient, avec la même force, les dictatures de l'autre Amérique, et votent avec la même unanimité les crédits pour Israël, ou les mêmes veto à toute sanction contre ses violations des décisions de l'O.N.U., ou les mêmes agressions contre quiconque prétend s'opposer à leur domination mondiale, ou défier leurs embargos.
Qu'est- ce qu'une démocratie?
Etymologiquement démocratie signifie: gouvernement par le peuple et pour le peuple. Or, le principal théoricien de la démocratie, celui dont se réclamait la Révolution française, Jean Jacques Rousseau, dans son Contrat social, dit clairement, déchirant tous les mensonges des prétendues "démocraties occidentales": "A prendre le terme dans la rigueur de l'acception, il n'a jamais existé de démocratie véritable." Et ceci pour deux raisons.
1/ -- l'inégalité des fortunes, qui rend impossible la formation d'une volonté générale, opposant au contraire ceux qui ont et ceux qui n'ont pas.
2/ -- l'absence d'une foi en des valeurs absolues qui fassent à chacun aimer ses devoirs au lieu de laisser régner la jungle d'un individualisme, où, chacun se croyant le centre et la mesure des choses, est le concurrent et le rival de tous les autres. (Contrat social, Ed. Pléiade, p. 468).
Il n'avait alors qu'un exemple historique d'une prétendue démocratie: celui de la Grèce antique. L'on enseigne, aujourd'hui encore, à nos écoliers, qu'elle est la mère des démocraties, en ne rappelant pas que dans cette démocratie athénienne à son apogée (au temps de Périclès au Ve siècle) il y avait vingt mille citoyens libres, constituant le peuple et possédant le droit de vote, et cent dix mille esclaves n'ayant aucun droit. Le vrai nom de cette démocratie serait: une oligarchie esclavagiste.
Or, cet usage menteur du mot démocratie n'a cessé de régner en Occident.
-- La Déclaration de l'Indépendance américaine, proclamée le 4 juillet 1776 (l'année de la mort de J.J. Rousseau), "considère comme des vérités évidentes par elles mêmes que les hommes naissent égaux; que leur Créateur les a doués de certains droits inaliénables: la vie, la liberté...". Or la constitution née de cette déclaration solennelle maintient l'esclavage pendant plus d'un siècle.
Démocratie pour les blancs, pas pour les noirs.
-- La Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de la Révolution française de 1789, affirme que "tous les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits". En ses articles 14 et 15, elle précise même que "tous les citoyens ont le droit de participer à l'élaboration de la loi". Or, la Constitution dont cette Déclaration constitue le préambule, n'accorde le droit de suffrage qu'aux possédants*: les autres, c'est-à-dire trois millions de Français sont déclarés citoyens passifs, les citoyens actifs (électeurs) selon l'expression de Sieyes, père de cette Constitution, sont "les vrais actionnaires de la grande entreprise sociale.". Avant lui, le plus grand philosophe français du siècle, Diderot, écrivait dans son Encyclopédie (article: Représentant: "le propriétaire seul est citoyen. "
Démocratie pour les propriétaires, pas pour le peuple.
En 1848 est instauré le suffrage universel, mais seulement pour les hommes.
La moitié de la nation (les femmes) en est exclue.
Démocratie pour les hommes, pas pour les femmes.
L'on pourrait multiplier les exemples.
Celui d'Israël est typique. Il nous est présenté comme le modèle de la démocratie. Or, dans son livre significativement intitulé: Le Caractère juif de l'Etat d'Israël, le Professeur Claude Klein, directeur de l'Institut de droit comparé à l'université hébraïque de Jérusalem, nous apprend (à la page 47 de son livre), que la loi adoptée par la Knesset en 1970, en son article 4, donne cette définition du juif (qui confère le droit au retour et à la citoyenneté): "est considéré comme juif celui qui est né de mère juive ou qui s'est converti au judaïsme, et qui n'appartient pas à une autre religion." Critère racial et critère confessionnel nous ramènent ainsi au temps de l'Inquisition espagnole exigeant la pureté du sang et la conversion au catholicisme.
Démocratie pour les juifs, pas pour les autres.
Mais l'exemple le plus révélateur de cette imposture de la démocratie à l'occidentale, et le plus actuel, car sur lui se fondent toutes les formes d'un prétendu droit d'ingérence au nom de la défense des droits de l'homme, c'est la "Déclaration universelle des droits de l'homme " proclamée par les Nations Unies en 1948.
Pour nous en tenir à quelques exemples, elle proclame:
-- Article 1. " Tous les êtres humains sont libres et égaux en dignité et en droit ... "
avec les précisions suivantes:
-- Article 23, 1. " Chacun a droit au travail.... " alors qu'il y a 35 millions de chômeurs dans le monde dit riche et des centaines de millions de sans emploi et d'exclus dans le Tiers Monde.
-- Article 25, 1. " Chacun a droit à un niveau de vie lui assurant la santé et le bien être... " alors qu'aux Etats-Unis même, 33 millions d'êtres humains vivent en dessous du seuil de pauvreté, et qu'il en est de même, dans le Sud, pour les trois cinquièmes de l'humanité.
-- Article 25, 2. " Les mères et les enfants ont droit à une assistance et des soins particuliers ", alors que le bulletin de l'UNICEF de 1994 nous apprend que treize millions et demi d'enfants meurent chaque année de faim, de malnutrition ou de maladies aisément guérissables, et qu'aux Etats-Unis même, un enfant sur huit ne mange pas à sa faim. (15) 
Deux questions fondamentales se posent ici:
1/- Quand on parle de l'homme, de quel homme s'agit-il?: le blanc? le propriétaire? l'Occidental?
2/ -- Que signifie un droit pour un homme qui n'a pas les moyens de l'exercer?
Que signifie, par exemple, le droit au travail pour des millions de chômeurs? Le droit à la vie pour des millions d'êtres humains qui, dans le monde non occidental, meurent, pour qu'en Occident les privilégiés puissent poursuivre librement leurs gaspillages?
En outre, qui dispose du pouvoir d'ingérence? Existe-t-il un peuple africain disposant de ce droit pour mettre fin aux discriminations raciales des Etats-Unis? Pour sanctionner par exemple les crimes de Los Angeles? Les interventions militaires pour la défense des frontières s'appliquent de façon sauvage lorsqu'il s'agit de défendre les pétroles américains du Koweït, mais aucune sanction n'intervient, malgré un vote unanime des Nations Unies, lorsqu'Israël annexe Jérusalem.
Nous pourrions multiplier les exemples de cette jungle où règne la loi du plus fort sous prétexte de défense de la démocratie: le soutien de Pinochet et de toutes les dictatures dans le monde lorsqu'elles servent les intérêts américains, et leur écrasement lorsqu'elles cessent de les servir, du général Noriega au Panama, recevant de Bush, directeur de la C.I.A., tant qu'il est un agent fidèle, le même traitement qu'un président des Etats-Unis, et subissant une invasion de son pays lorsqu'il revendique ses droits légitimes sur le Canal, à Saddam Hussein que l'on appelait en France, dans un livre: Le de Gaulle irakien lorsqu'il recevait argent et armes pour combattre l'Iran, et qui devient brusquement le nouvel Hitler lorsqu'il tente de résister à l'intervention coloniale des Etats-Unis et de leurs laquais.
Le mensonge fondamental, justifiant tous les crimes au nom de la démocratie (comme le maintien de l'embargo contre l'Irak qui tue des milliers d'enfants au nom de la défense des droits de l'homme), est fondé sur une identification hypocrite de la liberté du marché avec la liberté de l'homme.
Une authentique démocratie ne peut donc être fondée sur une toujours faussée et menteuse Déclaration universelle des droits de l'homme mais sur une Déclaration universelle des devoirs de l'homme, dont les principes inspirateurs pourraient être les suivants:
Une déclaration universelle des devoirs de l'homme.
Préambule
L'Humanité, dans la diversité de ses composantes, est un tout indivisible.
Le devoir primordial des communautés et de leurs membres est de servir cette unité et son développement créateur.
Distinguant l'homme de l'animal, ce devoir est le fondement de tous les autres.
Il exclut toutes les tyrannies et garantit tous les droits.
Il exclut toute prétention à l'exclusivité et à la domination d'une croyance, d'une nation, d'un groupe comme d'un individu.
Il garantit la liberté d'expression à tout humanisme (c'est-à-dire à toute doctrine servant les intérêts de l'humanité comme un tout), come la liberté d'expression, de foi ou de pratique à toute religion (c'est-à-dire à toute croyance attribuant une origine divine à cette unité); à toute aspiration nationale apportant la contribution de sa culture spécifique à la symphonie de cette unité mondiale; à l'épanouissement, en tout individu (quel que soit son sexe, son origine, sa vocation) de toutes les possibilités créatrices qu'il porte en lui.
Le monde, aujourd'hui, est un.
Son unité de fait est lourde de menaces.
Son unité à créer est porteuse d'espérance.









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I -- L'unité de fait est lourde de menaces.
Les plus merveilleuses avancées de la science et de la technique, servent plus souvent à la destruction de l'humain qu'à son épanouissement s'ils ne sont orientés par aucun dessein universel, par aucune réflexion sur le sens de la vie.
La science et la technique nous donnent en effet des pouvoirs et des moyens illimités, mais ne peuvent nous désigner nos fins dernières.
Un monde fondé sur une conception quantitative du bonheur qui n'a d'autre but que de produire et de consommer de plus en plus et de plus en plus vite n'importe quoi, au point que les trafics aujourd'hui les plus fructueux sont ceux des armements et de la drogue.
Dans ce monde où les fortunes s'acquièrent par la spéculation financière plus que par le travail producteur de biens et de services, toutes les dérives conduisent à la jungle, sans autre loi que celle du plus fort, celle de la violence et du chaos.
La destruction de l'humain, par le monothéisme du marché et l'idolâtrie de l'argent, suscite des réactions de révolte et d'évasion.
Evasion dans la drogue ou les tranquillisants, dans la déchéance de l'art en divertissement pour oublier le réel et le sens, cultivant la nouveauté pour la nouveauté, fut-elle absurde, ou le spectacle non pour l'éveil mais pour l'hébétude ou la transe.
Révoltes nées de l'éclatement des cadres anciens de la vie sociale: les familles, les églises et les nations.
Déchéance de ce qui fut la foi, dans le foisonnement des intégrismes, des superstitions ou des sectes.
Exaspération des nationalismes archaïques par la mythologie d'entités ethniques conduisant à la désintégration du tissu social en unités de plus en plus petites et non viables.
Cette dégénérescence des nationalismes politiques et des intégrismes religieux universalise la violence dans un désordre international nouveau qui n'a plus de loi ni de droit, et des vies personnelles que ce désordre tend à priver de sens et d'avenir.
II- L'unité a créer est porteuse d'espérance
Que la vie ait un sens ne se démontre pas.
Qu'elle n'en ait aucun ne se démontre pas non plus.
Un pari est donc primordial pour arrêter les dérives vers un suicide planétaire.
Un pari avec ses refus.
Un pari avec ses projets.
Les refus d'un ordre ancien dépassé:
-- La propriété ne peut plus être le droit individuel d'user et d'abuser, qui a conduit à la polarisation de la richesse aux mains de minorités au détriment des multitudes.
-- La nation ne peut plus être une fin en soi dont la volonté de puissance et de croissance conduit à des guerres et à des affrontements sans fin.
-- La religion ne peut plus être la prétention de détenir la vérité absolue, qui implique le droit sinon le devoir de l'imposer aux autres, et qui a justifié les inquisitions et les colonialismes.
Les projets d'un avenir qui n'est pas ce qui sera mais ce que nous ferons.
La mutation radicale, qui seule peut assurer une nouvelle floraison de l'humanité, et même sa simple survie, exige le passage de l'individualisme, où chacun se considère comme le centre et la mesure de toute chose, à la communauté dont chaque membre se sent responsable du destin de tous les autres (la liberté de l'autre n'est pas la limite de ma propre liberté mais sa condition); du positivisme, fondé sur la croyance superstitieuse selon laquelle la science et la technique peuvent résoudre tous les problèmes, y compris celui du sens de notre vie, et devenant une religion des moyens, à la foi, que les uns appellent foi en Dieu et les autres foi en l'homme, mais qui est toujours foi dans le sens de la vie et de l'unité du monde.
Du particularisme, privilégiant les intérêts d'un individu, d'un groupe ou d'une nation contre ceux du tout. Aucune action ne peut être créatrice d'un avenir à visage humain si elle n'est pas fondée sur la considération première du tout et ne s'y ordonne.
La situation du monde, au seuil du troisième millénaire nous impose ce choix:
-- l'inconscience de l'anarchie d'une guerre de tous contre tous, qui, au niveau actuel de nos pouvoirs, conduit à la mort,
ou
-- la conscience de la primauté absolue du tout pour sauver l'espérance, c'est à dire la vie.

Projet de déclaration des devoirs de chaque homme et de tout homme

1 -- L'humanité est une seule communauté, mais non par l'unité impériale de domination d'un Etat ou d'une culture. Cette unité est au contraire symphonique, c'est à dire riche de la participation de tous les peuples et de leur culture.
2 -- Tous les devoirs de l'homme et des communautés auxquelles il participe découlent de sa contribution à cette unité: aucun groupement humain, professionnel, national, économique, culturel, religieux, ne peut avoir pour objet la défense d'intérêts ou de privilèges particuliers, mais la promotion de chaque homme et de tout homme, quel que soit son sexe, son origine sociale, ethnique ou religieuse, afin de donner à chacun la possibilité matérielle et spirituelle de déployer tous les pouvoirs créateurs qu'il porte en lui.
3 -- La propriété, publique ou privée, n'a de légitimité que si elle est fondée sur le travail et concourt au développement de tous. Son titulaire n'en est donc que le gérant responsable.
Nul intérêt personnel, national, corporatif ou religieux, ne peut avoir pour fin la concurrence, la domination l'exploitation du travail d'un autre ou la perversion de ses loisirs.
4 -- Le pouvoir, à quelque niveau que ce soit, ne peut être exercé ou retiré que par le mandat de ceux qui s'engagent, par écrit, pour accéder à la citoyenneté, à observer ces devoirs. Les titulaires peuvent en être exclus par leurs pairs s'ils en dérogent.
Il ne comporte aucun privilège mais seulement des devoirs et des exigences.
Poursuivant le même but universel il ne peut s'opposer en rival à aucun autre pouvoir.
5 -- Le savoir ne peut, en aucun domaine, avoir la prétention de détenir la vérité absolue, car cet intégrisme intellectuel engendre nécessairement l'inquisition et le totalitarisme.
La création étant le propre de l'homme elle ne peut être aliénée ou remplacée par aucune machine, si sophistiquée soit elle, sans déchoir en idolâtrie des moyens ( qui exclurait tout fondement du devoir ).
6 -- Le but de toute institution publique ne peut être que la Constitution d'une communauté véritable c'est à dire, à l'inverse de l'individualisme, d'une association en laquelle chaque participant a conscience d'être personnellement responsable du destin de tous les autres.
7 -- La coordination universelle de ses efforts de croissance de l'homme peut seule permettre de résoudre les problèmes de la faim dans le monde et de l'immigration, comme du chômage forcé ou de l'oisiveté parasitaire, et de donner à chaque être humain les moyens d'accomplir ses devoirs et d'exercer les droits que lui confère cette responsabilité.
Elle exclut donc tout privilège de puissance, qu'il s'agisse de Veto, de pressions militaires ou financières ou d'embargos économiques.
Il n'appartient qu'à la communauté mondiale -- sans différenciation numérique -- de veiller à l'observance universelle de ces devoirs.

Une télévision contre la société
Nulle part cette déclaration des devoirs, avec les serments et les sanctions qu'elle implique n'est plus nécessaire que lorsqu'il s'agit de ce qui est aujourd'hui le cancer mortel des démocraties occidentales: la télévision.
Nous en traitons au chapitre de la politique car c'est là qu'elle exerce le plus évidemment son pouvoir et ses ravages: ni la famille, ni l'Eglise, ni l'école n'ont aujourd'hui une influence comparable sur les mentalités et les comportements.
L'on a déjà dit à propos de la démocratie athénienne: tout y dépendait du peuple et le peuple de la parole (de ses sophistes et de ses rhéteurs).
L'opinion publique, censée aujourd'hui s'exprimer dans des élections (de plus en plus désertées par les abstentions tant leur influence sur la vie est si peu réelle) est dans l'étroite dépendance de la télévision, qu'elle soit un organe de l'Etat et du gouvernement, ou des chaînes privées aux mains de grandes entreprises, ou qu'elle s'impose internationalement par le monopole mondial de la désinformation comme la CNN américaine.
Leur caractère commun est d'être soumises aux lois du marché et à ce monothéisme du marché dont l'orthodoxie est rigoureusement contrôlée par les Etats-Unis.
L'information (langage ou image) est une marchandise, soumise comme telle aux exigences de la concurrence et de la compétitivité, où l'argent exerce une censure plus implacable encore que les régimes les plus totalitaires.
Elle dicte les programmes en fonction de l'audimat qui, sous prétexte que le consommateur aime çà, privilégie le sensationnel, la violence, le sexe ou la nouveauté à tout prix (la course au scoop excluant toute analyse, toute réflexion critique, toute culture et toute compréhension du fait pour être le premier à livrer la pâture.)
Le sensationnel est primordial.
Qu'est-ce qu'un fait journalistique? Ce n'est pas ce qui vous aide à prendre conscience des tendances lourdes de la société, à vous situer en elle et à vous suggérer votre responsabilité dans ses inflexions. C'est ce qui fait vendre lorsqu'il s'agit de la presse écrite ou augmente l'audimat de la chaîne télévisée (et par conséquent le volume et le tarif de publicité qui en découlent).
Si vous aimez votre femme, cela n'intéresse personne. Si vous la tuez, c'est déjà un fait divers qui vous vaudra un entrefilet dans le journal ou 27 secondes au journal télévisé. Si vous la coupez en morceaux, cela vaut une colonne ou trois minutes d'émission. Si vous la mangez (comme le fit récemment un Japonais) c'est la gloire.
L'exploitation commerciale de ce sadisme n'a point de bornes: depuis la projection en direct de l'agonie d'une petite fille dans un marécage, jusqu'à la présentation journalistique de l'exécution d'une femme condamnée à mort et achevée quatorze ans après son crime, en y ajoutant l'image de l'hilarité sadique de ceux qui apprennent la nouvelle et la fêtent dans un bistrot à grandes lampées de whisky.
La violence aussi paye bien: le déferlement des thrillers américains en témoigne. Et, comme les MacDonalds, elle fascine tout particulièrement les enfants qui y trouvent même, outre l'agressivité croissante et la délinquance juvénile, des modèles de technique du meurtre dont il arrive de plus en plus souvent, et pour de plus en plus de jeunes, de s'inspirer.
Pour les adultes l'image menteuse ou l'interview truqué ont une conséquence plus meurtrière encore: lorsqu'à Timisoara on tire de la morgue les cadavres d'une mère et d'un enfant (morts à des moments différents) et que le montage est réussi, l'on fait croire à un massacre sauvage qui conditionne l'opinion pour la modeler selon les besoins politiques du moment.
Lorsqu'à la télévision américaine un témoin oculaire raconte comment des soldats irakiens ont tiré des nouveaux-nés de leurs couveuses et les ont fracassés sur le sol, le président Bush invoque ce témoignage pour faire accepter à l'opinion le massacre d'un peuple aussi barbare, et, plusieurs années plus tard, l'assassinat par l'embargo d'un enfant toutes les six minutes.
Et puis, l'oeuvre accomplie, il est révélé que le témoin oculaire était la fille de l'ambassadeur du Koweït qui n'avait pas mis les pieds dans son pays au moment où s'y trouvaient les troupes irakiennes.
C'est là l'un des chefs-d'oeuvre de l'efficacité de l'image, non seulement marchandise mais arme de guerre.
Le dressage et la banalisation de la violence commence tôt. Les statistiques américaines estiment qu'un enfant de six à quinze ans dépense environ quarante heures par semaine à regarder la télé ou à manipuler des jeux vidéos (où l'on peut par exemple se prendre pour un champion sportif en tripotant des boutons sans effort pour réaliser une performance.)
A tous les niveaux, la télévision cultive la passivité et s'oriente vers le nivellement par le bas, sous prétexte que le public veut çà, n'ayant en effet le choix qu'entre les productions de ces directeurs de conscience inconscients, des sous-hommes promus vedettes des spectacles de variétés et des programmateurs de films.
Une anticulture, fabriquée à Hollywood par les élites monétaires du monde, est relayée, de Dakar à Paris ou à Taipeh, par les cinémas, les télévisions, les cassettes vidéo.
La fréquentation des cinémas, l'audience des films, les relevés de prêts des vidéothèques, les taux d'écoute des télévisions l'attestent: l'écrasante majorité des images de la vie diffusées dans le monde tend à banaliser la violence et l'épouvante, et ce sont les thrillers; à exalter le mythe du plus fort et de l'invincible, de Tarzan à James Bond; le racisme, et ce sont les westerns; l'ordre et la loi, et ce sont les polars.
Culte des idoles et idolâtrie de leurs plus fausses vies, avec tous les ersatz de la drogue et du décibel.
Tel est le résultat de l'entrée de la télévision dans la logique du marché et de sa liturgie publicitaire.
M. Hersant, énonçait clairement la loi dominante: "Je dis qu'un film est bon ou qu'un programme est bon lorsqu'il fournit un bon support aux messages publicitaires."
Ainsi s'instaure la dictature de l'audimat, mesurant le nombre de téléspectateurs d'une émission. L'audimat conditionne à la fois les prix de la publicité et les crédits accordés aux programmes. L'un des producteurs d'émissions de variétés à TFI, M. Albert Ensalem, déclare à Télérama: "Plus on est au ras des pâquerettes, plus on fait de l'audience; c'est comme ça. Est-ce qu'on doit faire intelligent contre les téléspectateurs? Eux ils n'ont pas à réfléchir. Alors arrêtons de jouer aux donneurs de leçons."
Il y a là une incitation permanente et décisive au racolage, à la démagogie, à la veulerie courtisane à l'égard d'une opinion publique manipulée par la publicité, les médias, la télévision elle-même qui, ainsi, ne raconte pas l'histoire, elle la fait. Dans le sens de l'abandon, de l'aveuglement du marché et de la désintégration de tout esprit critique et de tout esprit de responsabilité. Depuis les sondages faits non pour refléter l'opinion mais pour la manipuler, la suffocante ineptie des jeux télévisés et des loteries, faisant miroiter les chances de l'argent facile, jusqu'à des informations qui n'en sont pas, où l'on nous soumet à la contemplation hébétée des catastrophes du monde. Tout tend, par opportunisme commercial, à infantiliser l'opinion, sans rien, (sauf à dose homéopathique et après onze heures du soir) qui puisse nous aider à comprendre les événements de cette fin du deuxième millénaire, ou, au moins, nous montrer le spectacle d'une vie proprement humaine.
L'argument selon lequel le public ne veut pas autre chose est une imposture: on ne lui laisse en effet choisir, dans les sondages, qu'entre le détestable et le pire.
Gérard Philippe jouait le Cid devant un public de quinze mille spectateurs enthousiastes, et Jean Vilar faisait salle comble au palais de Chaillot comme dans des théâtres de banlieue en jouant aussi bien des tragiques grecs que des pièces de Bertold Brecht.
Ce n'est donc pas le public qui est coupable, mais ceux qui le décivilisent.
Il y a là une forme de pollution des esprits, plus dangereuse que tout autre atteinte à la santé de l'environnement naturel ou spirituel.
C'est pourquoi, dans l'esprit de la Déclaration des devoirs, le prétendu libéralisme ne doit pas laisser le droit de tuer l'esprit comme les corps, à de prétendus journalistes vedettes qui n'ont même pas conscience des finalités et des responsabilités éducatrices de leur mission.
Il est paradoxal qu'on exige des médecins, après leurs études professionnelles pour soigner les corps, un serment d'Hippocrate, et qu'à ceux qui, chaque jour, devraient avoir pour mission d'apprendre à des millions d'auditeurs ou de lecteurs à se poser des questions sur le train du monde et sur leur responsabilité personnelle, critique, dans la préparation du futur, on ne demande rien de semblable. Recrutés soit à partir d'écoles de journalisme plus enclines à enseigner des techniques d'efficacité que des réflexions sur les finalités, ou, pire encore, à partir de ratés des autres professions: faire un critique d'art ou de musique, de celui qui n'a pu devenir un créateur en peinture ou en musique, et qui n'en possède que des rudiments culturels propres à encenser les modes du jour ou les calculs des marchands, il ne leur est demandé aucune garantie de responsabilité.
Pourquoi pas, comme au terme des études médicales, un serment d'Hippocrate, ne pas exiger, après leur avoir enseigné au moins des rudiments de culture et une interrogation véritable sur les finalités humaines de leur métier, un serment d'Hermès sur la déontologie du porteur de messages?
Cela ne suffirait pas, mais déjà attirerait l'attention sur l'un des problèmes majeurs de notre temps. Ce n'est pas seulement une école qui peut suffire à ce redressement.
Tous les membres de la société civile, doivent être associés au contrôle de la programmation et de la gestion de la télévision telles que des associations d'auditeurs et participants des organes fondamentaux de la société: syndicats ouvriers ou agricoles, universités, groupements culturels d'artistes ou de membres des professions libérales ou artisanales. Il s'agit d'obtenir le contrôle de tout un peuple et non pas de subir les dictatures ou les censures de tel ou tel parti, de telle entreprise de communication à finalité commerciale, de tels groupements de publicité qui financent et télécommandent les programmations.
Là comme ailleurs il ne s'agit pas de réformes mais de mutation car en ce domaine comme en tout autre, de l'économie à la politique et à l'éducation, la pire utopie c'est le statu quo.

3 -- Par une mutation de l'éducation

Comment créer une éducation à visage humain?
L'homme est l'animal qui crée des outils et des tombes.
Depuis Darwin des savants ont recherché les " chaînons manquants " permettant de passer de l'anatomie des singes à celles des hommes. Peu à peu, du pithécanthrope, découvert à Java par Dubois en 1890, aux découvertes de Leakey en 1959 à Oldoway (en Afrique orientale) et à ses successeurs, ces chaînons se sont multipliés, mais même s'il existe encore des découvertes anatomiques, d'autres paléontologues, pour combler ces lacunes, le problème n'est pas seulement celui de la similitude des structures: l'on est assuré de la naissance de l'homme lorsqu'à proximité de tels ossements préhistoriques l'on trouve des outils et des tombes.
C'est là que se situe la naissance de l'homme.
Marx a marqué la différence fondamentale entre l'évolution biologique et l'histoire humaine: les animaux ont subi l'une en perpétuant les instincts, les hommes ont fait l'autre en transformant l'outillage et l'environnement.
Sans doute le singe peut casser une branche ou ramasser un caillou pour assurer par exemple sa défense, mais il les rejette, le danger passé. L'homme, taillant un bâton ou un silex le conserve comme un moyen pour accomplir une multiplicité ultérieure d'actions. Ce détour est la première abstraction de l'acte de combattre, de tailler ou de construire.
La tombe est un autre témoin: la dépouille d'un homme n'est pas abandonnée dans la nature pour y être dévorée par d'autres espèces animales, ou pourrir. Le fait de creuser la terre et de recouvrir le cadavre, ou d'arranger des pierres pour le protéger, parfois même de l'ensevelir avec ses armes ou même des ustensiles et des aliments, est la première affirmation que la mort n'est pas seulement la fin de la vie biologique, mais plutôt le passage à une autre forme d'existence. Celui qui a organisé cette première célébration d'un au delà de la vie animale a au moins posé une question sur l'avenir, fût-il mystérieux.
Le mythe apportera une réponse à ce dépassement. Il est la naissance du sens au delà du fait. L'ébauche d'une transcendance, d'un franchissement de la réalité simplement perçue et subie, pour en expliquer l'origine ou pour en dessiner les fins.
Tel est l'homme. Déjà trop grand pour se suffire à lui-même, et projetant en des héros qui le dépassent, le chemin de ses futures grandeurs: Prométhée inventant le feu et les arts, ou, pour les chinois, le légendaire empereur Yu le Grand qui maîtrisait les torrents et créait l'ordre dans la répartition des eaux.
Ces mythes ne sont pas des ancêtres mineurs du concept, ils contribuent à le dépasser, ne se contentant pas, comme le concept, de découper le réel, mais anticipant le futur.









* * *
Le mythe
Le point de départ de l'éducation, c'est cet acte créateur de l'homme.
C'est aussi son point d'arrivée: faire de chaque homme un homme, c'est-à-dire un créateur, un poète.
Comment alors peut se situer la création artistique dans le développement de l'acte humain du travail, de la création continuée de l'homme par l'homme?
Comment le mythe peut-il être une composante de l'action pour transformer le monde?
S'il est le langage de la transcendance, cette transcendance ne peut être pensée en termes d'extériorité ni de puissance: ni transcendance d'en haut d'un Dieu, ni transcendance d'en bas d'une nature donnée toute faite.
Le mythe n'est pas participation mais création.
Le mythe chez Marx, n'est pas, comme chez Freud, une traduction, même sublimée, du désir, mais un moment du travail.
Différence fondamentale, car le désir prolonge la nature alors que le travail la transcende.
Faire du travail la matrice du mythe, comme d'ailleurs de toute culture par opposition à la nature, nous permet déjà de tracer une ligne de démarcation entre le symbole onirique et le symbole mythique. Le premier est expression ou traduction du désir, le second est un moment de la création continuée de l'homme par l'homme, sous forme poétique, prophétique, militante, mais toujours prospective.
Ainsi est écartée la confusion entre le mythe proprement dit et ce que l'on appelle faussement de ce nom: si le mythe est ce moment du travail par lequel l'émergence de l'homme s'affirme avec cette dimension nouvelle de l'être: l'efficace du futur, l'on ne saurait appeler mythe ce qui est simple survivance du passé, la raison paresseuse et dépassée de l'allégorie ou des fables étiologiques. Pas davantage ce qui est simple reproduction ou conservation du présent par une image qui devient norme de conduite. Ce stéréotype social, démultiplié par la propagande ou la publicité, est illusion et aliénation. Il tend non à promouvoir l'histoire mais au contraire à l'arrêter en donnant seulement un visage au désir; et en laissant l'homme tourner en rond, dans le cercle fermé de l'instinct. Les variantes en sont nombreuses, depuis la propagande hitlérienne de la race, ou l'érotisme comme moyen de publicité. Jusqu'à cet ersatz dégradé du héros mythique que constitue l'idole, offrant à la jeunesse l'illusion compensatrice d'une vie aliénée, d'une vie par procuration grâce à l'inflation du mythe: Diana pour Bérénice, Madonna pour Aphrodite...
Il est des mythes qui ne nous servent à rien ou qui nous desservent. Ils ne mènent nulle part. Il en est d'autres qui nous orientent vers le centre créateur de nous-mêmes, qui nous ouvrent des horizons toujours neufs et nous aident à franchir nos limites. Mythes clos, ou mythes ouverts qui sont en vérité les seuls mythes authentiques.
Nous réserverons le nom de mythe à tout récit symbolique rappelant l'homme à sa vérité d'être créateur, c'est-à-dire défini d'abord par l'avenir qu'il invente, et non par le passé de l'espèce qui simplement le pousse par l'instinct et le désir.
De tels mythes ne sont pas nécessairement des produits d'une mentalité primitive.
Ils impliquent un double arrachement au donné: à la nature extérieure et à notre propre nature. Ils sont un retour au fondamental: l'homme qui se dresse qui sait dire: non! à l'égard de ce qui lui est donné comme réalité.
Marx nous invitait à expliquer ainsi la fascination durable, à travers les siècles, des grands mythes, comme exprimant l'enfance de l'homme, se refusant à définir la réalité par la seule nécessité de l'ordre existant dans la nature ou la société, qu'il s'agisse de Prométhée, d'Icare, d'Antigone ou de Gilgamesh, tous affrontant l'avenir au delà de l'actuellement possible.
Dans chaque grand mythe, qu'il soit poétique ou religieux, l'homme ressaisit sa propre transcendance par rapport à tout ordre donné.
Et cela à partir de cette dimension spécifiquement humaine du travail: la présence du futur comme levain du présent.
Le propre des grands mythes comme "ouverture vers la transcendance" est plus maîtrise du temps que sortie du temps. "Le grand temps" du mythe permet à l'homme de revivre le matin du monde -- le moment de la création, de ne pas se saisir seulement comme un fragment du cosmos, pris dans le tissu de ses lois, mais comme capable de le transcender, d'intervenir comme créateur.
Prométhée ou Antigone, tout comme d'ailleurs les prophètes d'Israël ou les récits évangéliques, nous disent qu'un nouveau départ est possible, que je puis recommencer ma vie et changer le monde. C'est ce qu'il y a de plus précieux dans ce "pouvoir d'interprétation" du mythe.
Jésus vient révéler à chacun que le présent n'est pas ce maillon nécessaire entre le passé et l'avenir dans la trame d'un destin, mais que "le présent est le temps de la décision". La transcendance, c'est la possibilité d'un commencement absolu.
La transcendance n'est pas seulement un attribut de Dieu mais une dimension de l'homme, le mythe est le rappel de cette transcendance, et l'appel, adressé à l'homme, d'exercer son pouvoir d'initiative historique.
Le sens de l'histoire est né avec le premier homme, avec le premier travail, avec le premier projet. Ce sens s'enrichit de tous les projets des hommes. Il demeure toujours une tâche à accomplir et une création.
Le mythe n'est donc pas technique d'une sortie de l'histoire mais au contraire rappel de ce qui est spécifiquement historique dans l'histoire: l'acte d'initiative humaine.
Le héros mythique est celui qui prend conscience d'une question posée à l'homme par une situation historique, qui en découvre le sens humain (c'est-à-dire dépassant la situation) et dont la victoire, ou l'échec même, constituent pour nous un éveil de responsabilité pour la solution des problèmes de notre temps.
Il n'est donc pas possible de dire, comme le fait Freud dans Totem et Tabou, que la mythologie est au groupe ce que le rêve est à l'individu: le rêve n'est que traduction d'une réalité préexistante, le mythe est un appel à franchir nos limites; il est ce que Baudelaire disait de l'oeuvre de Delacroix: "une pédagogie de la grandeur" (Pléiade, p. 1117).
Le travail a le rôle premier et constitutif dans la genèse du mythe qui en est un moment. Le travail animal est sur le simple prolongement du désir et des besoins de l'espèce, mais ce qui caractérise le travail spécifiquement humain, c'est l'émergence du projet, la création d'un modèle qui devient la loi de l'action.
Ce qui constitue la spécificité du symbole mythique, par rapport au symbole onirique, c'est précisément cette émergence du modèle.
Lévi-Strauss écrit: "l'objet du mythe est de fournir un modèle logique pour résoudre une contradiction" et il ajoute: "peut-être découvrirons-nous un jour que la même logique est à l'oeuvre dans la pensée mythique et dans la pensée scientifique."
Lévi-Strauss, comme Bachelard, a eu le mérite de souligner l'unité fonctionnelle du mythe et de l'hypothèse scientifique dans la notion de "modèle" qui les inclut.
Hector ou Oedipe Roi, comme les histoires des dieux, sont des interrogations sur le sens que l'homme peut découvrir ou donner à sa vie. Pas seulement une expression de ce qu'il est, mais une interrogation sur ce qu'il peut, et une exigence d'aller au delà.
La réalité ce n'est pas seulement une nature donnée avec sa nécessité propre, c'est aussi cette seconde nature créée par l'homme, par la technique et l'art, et c'est aussi tout ce qui n'existe pas encore, l'horizon toujours mouvant du possible humain.
Le mythe ne peut être conçu seulement comme un rapport à l'être, mais comme un appel à faire. Il nous révèle non une présence mais une absence, un manque, un vide qu'il nous somme de combler.
Ces mythes portent témoignage de la présence active, créatrice, de l'homme, dans un monde toujours en naissance et en croissance. Chaque grande oeuvre d'art est l'un de ces mythes.
Le réel n'est pas un donné mais une tâche à accomplir.
Le passage du concept au symbole est remise en question de tout ordre fini au sens d'achevé et conscience qu'il est simplement fini par comparaison à l'infini. Il s'agit cette fois d'une conversion au sens strict: nous étions jusque là, par les sens ou par les concepts, tournés vers ce qui est déjà fait, le mythe nous enjoint de nous tourner vers ce qui est à faire. Il nous appelle à n'être pas seulement constructeurs d'objets ou calculateurs de rapports, mais donateurs de sens et créateurs d'avenir. Le symbole exige ce décollement à l'égard de l'être, ce dépassement de l'être dans le sens et dans la création. Un proverbe bouddhiste dit: "Lorsque le doigt montre la lune, l'imbécile regarde le doigt."
Définir le mythe comme langage de la transcendance, ce n'est point négation de la raison mais dépassement dialectique dans une raison qui a conscience de se transcender toujours elle-même avec les ordres provisoires qu'elle a déjà constitués.
La mythologie c'est la déchéance intégriste du mythe comme le scientisme est la déchéance dogmatique de la science. La mythologie c'est la prétention de retenir seulement la lettre du mythe et non pas son esprit, le matériel du symbole et non sa signification. Antigone ne nous toucherait guère si elle n'était qu'obstination à accomplir le rite des funérailles de Polynice, et la Résurrection du Christ ne bouleverserait pas la vie des hommes depuis deux millénaires, s'il s'agissait d'un problème de physiologie cellulaire ou de réanimation.
Le mythe, libéré de la mythologie, commence là où le concept s'arrête, c'est-à-dire avec la connaissance non de l'être donné, mais de l'acte créateur. Il n'est pas reflet d'un être mais visée d'un acte. Aussi ne s'exprime-t-il point par concepts mais par symboles.
Il est l'acte créateur saisi du dedans, par l'intention qui l'anime. Cette connaissance, ce niveau de connaissance, n'a pas pour objet l'universel mais le personnel et le vécu. Elle donne sens à la création et déclenche l'acte créateur. Elle est appel, elle est acte, elle est personne: Hamlet, Arjuna ou Faust, ne peuvent se circonscrire en concepts mais seulement s'exprimer en un style de conduite personnelle par une réactivation de l'initiative historique du héros.
Le mythe, en son sens le plus élevé, se situe donc au niveau de la connaissance poétique et de la décision responsable et libre de l'homme. A ce niveau seulement, celui de la saisie de l'acte créateur et du choix l'on peut à la fois instituer et découvrir le sens de la vie et de l'histoire. Car ce sens on ne se contente pas de le découvrir comme du sommet d'une montagne on découvre un paysage: c'est tout un de recevoir ce sens par la connaissance et de le donner par l'action, de le vivre, dans le mythe, comme savoir et comme responsabilité, de parcourir, par la connaissance de l'histoire passée, le panorama du développement antérieur et de participer à la réalisation pratique, militante, de cette signification. Dans le mythe se révèle l'ordre, au double sens d'harmonie et de commandement.
--> 4 -- Par une mutation de la foi
Les problèmes de la foi et de l'éducation sont intimement liés car les uns et les autres posent le problème des fins dernières de l'homme. Et ceci dans toutes les civilisations du monde.
Pour poser ces problèmes dans leur ampleur humaine il est d'abord nécessaire, pour nous, occidentaux, de nous dépouiller de ce préjugé selon lequel l'Europe, cette petite péninsule de l'Asie, joue le rôle central, sinon unique, dans l'histoire de l'humanité.
Et d'abord, qu'est-ce que l'Europe qui se situe au sommet d'une évolution linéaire allant du pithécanthrope au marcheur sur la Lune?
Cette Europe revendique le privilège d'être l'oeuvre d'une religion qui serait l'unique et la véritable, la seule à permettre l'approche du vrai Dieu les autres n'étant qu'idolâtrie et mécréance. Mais qu'est-ce que cette religion a fait de cette Europe? L'Europe du IVe siècle, celle de Constantin, héritier de la domination romaine, fondateur du constantinisme, c'est-à-dire de l'union de l'Eglise et des pouvoirs, usant du pouvoir temporel pour persécuter comme hérétique quiconque faisait un autre choix?
Celle qui n'abolit jamais l'esclavage, et qui même lui donna une forme nouvelle avec l'esclavage des Indiens puis des noirs?
Celle des Croisades, où celui qui la prêcha, saint Bernard, proclamait: "celui qui tue un musulman n'est pas un homicide mais un malécide" (C'est à dire un destructeur du mal)? De ses croisés massacrant sur leur passage les juifs d'Europe et les chrétiens de Byzance dont ils pillaient les splendeurs? En attendant de massacrer les musulmans, puis les Cathares.
Celle qui déchira le continent par ses guerres de religion, depuis l'Inquisition, jusqu'à la Saint-Barthélémy et les dragonnades?
Celle du pape qui, à Tordesillas, partagea l'Amérique entre l'Espagne et le Portugal, et bénit le massacre des Indiens comme une évangélisation, et dans le monde entier, tous les colonialismes?
Celle qui, dans la deuxième guerre, à la Conférence épiscopale de Fulda approuvait Hitler dans son grand combat contre le communisme et, en France appelait le peuple français à une collaboration sans réserve avec le chef que Dieu nous a donné?
De celle d'aujourd'hui qui, au lendemain d'une guerre où sa hiérarchie suprême était restée inactive, dénonçait le communisme comme intrinsèquement pervers et le capitalisme seulement dans ses abus?
De celle enfin qui se tut devant Hiroshima et, avec des paroles melliflues sur l'injustice en général, n'en condamna aucune en particulier, félicitant Pinochet au moment même où elle condamnait les théologies de la libération en Amérique Latine, excommuniant l'asiatique le père Balasurya pour dénoncer trop fort la misère du sud-est du Pacifique et reconnaître les valeurs du bouddhisme? Celle qui publia, en 1992, un catéchisme ne condamnant pas la peine de mort ni le principe de la guerre? C'était au temps de l'écrasement de l'Irak et de la reprise de la colonisation de la Palestine, qui ne suscitaient aucune réprobation vaticane.
De quelle Europe et de quelle chrétienté parle-t-on?
L'on évoque volontiers celle qui construisait les cathédrales, pour aboutir, par la collaboration de trois célèbres démocrates chrétiens: Adenauer, Gasperi et Schumann, à une Communauté charbon-acier, pour conduire à l'Euro, réalisation dont la spiritualité ne peut être contestée !
Cet Occident et son christianisme, ne peuvent guère, à en juger par leur histoire, être définis que par un projet de domination mondiale, indivisiblement matérielle et spirituelle.
Où est Jésus dans tout cela? Et tous ceux qui ont choisi, malgré toutes les trahisons de l'institution, sa voie?
Sur le podium des Woodstocks pontificaux, où se trouve Jésus?
-- Sur le trône du souverain pontife (le Pontifex maximus de l'Empire romain dont il hérita) ou sous le peplum écarlate de ses dignitaires?
La levée de Jésus fut pourtant le moment où s'ouvrit une formidable brèche dans l' histoire des hommes et des dieux: celui où des hommes ont considéré comme exprimant le mieux la perfection divine de l'homme, le plus faible et le plus démuni d'entre eux. Rien, dans le passé juif ou grec, ne faisait prévoir une inversion radicale de l'idée que les hommes se faisaient jusque là des Dieux: Jésus n'est le Fils ni de Zeus ni de Yahvé, ni d'aucun dieu puissant. (27)
Avec Lui la transcendance divine ne s'exprimait plus en termes d'extériorité ou de puissance. La rupture était radicale avec le Dieu des armées comme avec Zeus brandissant la foudre. La transcendance, le dépassement de l'homme n'était plus imaginés comme la domination de souverains puissants, jugeant, du haut des cieux ou de l'Olympe, les actions des hommes pour leur donner la victoire ou leur infliger la défaite, pour les manipuler du dehors ou même les juger. Jésus avait vécu la vie du plus humble des hommes, sans pouvoir et sans propriété. Il meurt de la mort la plus humble, celle des esclaves rebelles que seuls on clouait sur la croix.
Depuis saint Paul jusqu'au Catéchisme de 1992, le charpentier de Nazareth a été couronné Seigneur et Roi. Et quel roi! descendant et héritier de ce David que les livres de Samuel et des Rois (seules sources dont on puisse disposer sur la biographie de David) nous présentent comme un condottiere, vivant, avec sa bande, de pillages et de meurtres, et servant tour à tour, sans scrupule de conscience, les Hébreux comme leurs ennemis, poussant même l'infamie jusqu'à faire tuer dans un traquenard son plus pieux et fidèle général, pour s'emparer de sa femme, et faire d'elle la mère de son fils Salomon. De ce personnage odieux, dont la vie est le contraire exact de celle de Jésus, depuis saint Paul jusqu'au Catéchisme de 1992 , Jésus serait le successeur.
Comme son légendaire ancêtre David, il mettra à ses pieds tous les princes de la terre. (I Cor. XV , 25)
Car le Christ de Paul revient à la loi du talion: il est le Messie d'un Dieu qui tire vengeance et trouve juste de "rendre détresse pour détresse." (IITh . I, 6)
Paul donne comme preuve historique de la puissance (II Thess. I, 6) de Dieu le fait: "qu'après avoir exterminé sept nations du pays de Canaan, il a distribué leurs terres en héritage." (Actes XIII , 19)
C'est le seul passage du Nouveau Testament évoquant ces massacres comme signes de la protection de Dieu. Depuis lors cette théologie paulinienne a fondé, sous le nom de christianisme, une théologie de la domination.
Jésus devenu Jésus-Christ, est rentré dans le droit commun des dieux de la puissance, à la manière des dieux anciens. Une nouvelle biographie lui a été constituée à partir de l'Ancien Testament: il n'est plus qu'un acteur obéissant d'un scénario écrit par les Anciens. "Il faut que s'accomplisse tout ce qui a été écrit de Moi dans la Loi de Moïse, les Prophètes et les Psaumes" (Luc XXIV , 44). "Les prophètes et Moïse ont prédit ce qui devait arriver, et je ne dis rien de plus." (Actes XXVI, 22). La vie propre de Jésus ne nous aurait donc rien révélé de nouveau!
Sur cette base doctrinale se construisit, pour dix-sept siècles, ce judaïsme réformé, repensé à travers la philosophie grecque, tantôt celle de Platon avec saint Augustin, tantôt à partir d'Aristote avec saint Thomas d'Aquin, ce que l'on appelle la civilisation judéo-chrétienne et l'église romaine, héritière en effet, par ses structures et ses hiérarchies, de la monarchie de l'Empire romain et de sa volonté de puissance.
Saint Paul fut aussi le précurseur de ce double langage qui lui faisait, par exemple, proclamer magnifiquement: "Il n'y a plus ni Grecs ni juifs, ni esclaves ni hommes libres, ni homme ni femme." (Ga 3,28; cf. Rm 10,12) cette formule sublime étant contredite par son enseignement pratique.
S'agit-il de l'affirmation: il n'y a plus ni Grec ni juif? Voici sa négation la plus radicale, la priorité du juif: Dieu accueille les "juifs d'abord, le Grec ensuite" (Rm 1,16) à condition qu'il accepte la conception juive de Dieu et qu'il accepte la réforme de Paul, qui, faisant de Jésus la conclusion de l'histoire juive, constitue le véritable Israël, son vrai "reste" (Rm 11,5).
S'agit-il d'émancipation des esclaves?
"Que chacun demeure dans la condition où il se trouvait quand il a été appelé. Etais-tu esclave quand tu as été appelé? Ne t'en soucie pas ! au contraire alors que tu pourrais te libérer, mets plutôt à profit ta condition d'esclave" (1 Co 7,20-28). "Esclaves, obéissez à vos maîtres d'ici-bas avec crainte et tremblement d'un coeur simple, comme au Christ" (Ep 6,5). " Que les esclaves soient soumis à leurs maîtres en toutes choses. Ainsi feront-ils honneur en tout à la doctrine de Dieu Notre Seigneur" (Tt 2,9).
En ce qui concerne les femmes, la même soumission est exigée et de manière plus répétitive encore. "Ce n'est pas l'homme qui a été tiré de la femme, mais la femme de l'homme. Et l'homme n'a pas été créé pour la femme, mais la femme pour l'homme." (1 Co 11,8-9).
De cette inégalité théologique découle une pratique: "Femmes soyez soumises à vos maris" (Ep! 5,22; Col 3,18). "Je ne permets pas à la femme d'enseigner ni de dominer l'homme. Qu'elle se tienne donc en silence" (1 Tm 2,12), "en toute soumission" (1 Tm 2,11). "Que les femmes se taisent dans les assemblées" (1 Co 14,34; 1 Tm 2,12). "Si la femme ne porte pas le voile, qu'elle soit tondue" (1 Co 11,6).
C'est ainsi que son Eglise parlera souvent le langage de Jésus, sur "le choix préférentiel des pauvres" en condamnant, en même temps que la CIA américaine, ceux qui pratiquaient ce choix et l'exprimaient dans les théologies de la libération. Elle fera l'éloge de la pauvreté dans les fastes coûteux de ses pontificats, de Léon X à Jean Paul II, et exaltera de façon obsessionnelle la sainteté de la vie en acceptant, dans son catéchisme, la peine de mort et les guerres justes, comme si la vie humaine n'était sacrée qu'à l'état embryonnaire, voire spermatique, mais cessait de l'être à partir de la conscription, et s'accommodait du sadisme spectaculaire des condamnations à mort qui ne soulèvent en Amérique que la joie hystérique de pauvres gens conditionnés et moralement anesthésiés par le spectacle de violence de leur cinéma et de leur télévision.
Ce double langage permettait à l'institution de collaborer, dans les faits, avec le pouvoir, alors que des millions d'hommes de foi vivaient selon la parole et la vie sainte de Jésus, de saint François d'Assise à dom Helder Camara, sans ébranler les pouvoirs établis auxquels l'Eglise donnait sa caution, tantôt officielle et tantôt silencieuse.
* * *
Un ami, prêtre missionnaire au Cameroun pendant des années, me disait un jour: "Le malheur de notre Eglise chrétienne en Afrique, c'est qu'elle a donné l'impression que Dieu ne s'est pas fait homme, mais occidental. Si bien qu'un noir à le sentiment que, pour devenir chrétien, il doit devenir blanc."
Ce drame, n'est pas seulement celui de l'Afrique mais de tous les pays qui connurent la civilisation occidentale sous le triple visage du militaire, du marchand et du missionnaire, le premier lui imposant ses armes, le second son modèle économique, le troisième sa religion.
Une religion qui se disait, par exemple, catholique, c'est à dire universelle, mais qui était en réalité romaine, ne considérant comme histoire sainte que celle des hébreux puis de leurs vainqueurs chrétiens affichant à leur tour leur prétention d'être le peuple élu destiné à dominer tous les autres.
En 1977, en Côte d'Ivoire, sous la présidence de l'archevêque d'Abidjan, Mgr Yago, s'est tenue une conférence des théologiens chrétiens d'Afrique noire: Civilisation noire et Eglise catholique.
Le père Jean-Marc Ela, au nom de l'universalisme chrétien rappelle que "la culture judéo-méditerranéenne qui a jusqu'ici véhiculé le christianisme n'est qu'une culture parmi d'autres... Catholique n'est pas synonyme de romain.."
Cette volonté de décoloniser la foi et de relativiser la culture occidentale pour sauver les valeurs universelles du christianisme s'exprime avec force dans le livre d'un jésuite du Cameroun, le père Hegba: Emancipation d'Eglises sous tutelle: "Le christianisme n'est pas une religion occidentale, mais une religion orientale monopolisée par l'Occident qui lui a imprimé la marque indélébile de sa philosophie, de son droit, de sa culture, et qui se présente désormais ainsi aux autres peuples du monde. Il nous revient d'imprimer notre marque indélébile sur la même religion, en n'élevant plus au rang de révélation divine la philosophie aristotélico-thomiste, la pensée protestante germanique ou anglo-saxonne, ou les formes de pensée et les coutumes gauloises, gréco-romaines, lusitaniennes, espagnoles, ou allemandes, qui ont été christianisées sinon sacralisées par l'Europe."
Le père Osana tire les conclusions des déclarations de Mgr Zoa, évêque de Yaoundé: "Nous sommes les héritiers légitimes des religions africaines traditionnelles qui ont préparé l'homme africain, autant qu'aucune autre, à l'avènement de Jésus-Christ. Elles ont un rôle comparable à celui de l'Ancien Testament."
C'était la tendance fondamentale des théologies de la libération qui, à partir de l'expérience des communautés de base de l'Amérique du Sud, à la fois les plus pauvres et les plus décidées à vivre leur christianisme, refusaient une Eglise romaine qui considérait les Eglises du Tiers Monde comme des appendices de l'histoire des missions, et s'étaient déjà rendues complices des conquérants et du colonialisme, puis de tous les successifs pouvoirs établis.
Le propre des théologies de la libération était d'inverser la méthode occidentale de la théologie: au lieu de déduire de quelques versets de l'Evangile une doctrine sociale (dont les maîtres finissent toujours par s'accommoder) pour justifier le désordre établi, comme dans la Politique tirée de l'Ecriture Sainte de Bossuet, donnant l'onction divine à l'absolutisme de Louis XIV, jusqu'aux encycliques sociales du XIXe et du XXe siècle, dénonçant en paroles les abus de l'exploitation capitaliste sans en mettre en cause le principe.
Les théologiens de la libération procèdent au contraire non par déduction mais par induction: ils partent de la réalité de la misère de leur peuple et la déchiffrent à la lumière de l'Evangile de Jésus.
C'est contre quoi, invoquant une fois de plus les textes de saint Paul, le cardinal Ratzinger se dressa au nom de la Congrégation de la doctrine pour la défense de la foi (Ancien Saint Office et Inquisition) pour dénoncer les analyses sociales des théologies de la libération comme pénétrées de marxisme, et expliqua, doctrinalement, qu'il ne fallait pas confondre la libération du péché de la libération des servitudes sociales qui n'acceptaient plus les traditionnelles résignations du peuple, si indispensables aux tyrans. Ce n'est point un hasard si les directives du cardinal Ratzinger coïncidaient avec la déclaration de guerre de la CIA américaine aux théologies de la libération qui constituaient un danger pour la sécurité nationale des Etats-Unis et pour les dictateurs qu'ils avaient implantés dans l'Amérique du Sud et en Amérique centrale.
Avec l'Amérique du Sud et l'Afrique, l'Asie fut gagnée par cette révolte contre l'ethnocentrisme et le conservatisme de la Curie romaine.
Déjà une déclaration commune des évêques du Tiers-Monde avait formulé des réserves. L'affaire prit une forme aiguë lorsque, le 2 janvier 1997, un théologien du Sri Lanka, le père Tissa Balasuriya fut frappé d'excommunication majeure, comme toujours par la congrégation inquisitoriale du cardinal Ratzinger et avec l'accord du pape (ce qui la rendait sans appel et irréversible) pour avoir montré combien le christianisme restait occidental et pour avoir essayé de vivre sa foi dans le contexte du Sri Lanka et de l'Inde, en reconnaissant le rôle éminent qu'y prenait la spiritualité bouddhique.
Dans son livre: Marie ou la libération humaine s'opposaient indubitablement deux théologies: celle de Rome selon laquelle toute réflexion théologique doit passer par le magistère, c'est à dire la hiérarchie romaine, détentrice exclusive de la vérité, et l'autre, partant prioritairement de l'attention portée aux pauvres et à leur combat pour la justice sociale, tenant compte aussi de la valeur de foi des spiritualités autochtones.
Déjà, en mai 1996, la Congrégation romaine le sommait de reconnaître solennellement l'infaillibilité pontificale, la virginité de Marie, Dieu comme l'auteur de l'ensemble des livres de la Bible, et l'origine divine de l'interdiction du sacerdoce des femmes. Le père Balasurya refusa au nom des "pratiques de l'Eglise depuis le Concile de Vatican II, de la liberté et de la responsabilité des chrétiens et des théologiens, établis par le droit canon."
Le fond de l'affaire c'est que le père Balasurya, comme les théologiens de la libération de l'Amérique du Sud ne se contentait pas de condamner les abus du capitalisme, mais sa logique même, génératrice d'inégalités et d'exclusion. Il écrivait: "Une approche mariale du Tiers-Monde devrait s'inspirer de la sensibilité du projet incarné par le Magnificat: nourrir les affamés et élever les humbles."
La condamnation souleva l'indignation en Asie et même dans le monde entier. La congrégation à laquelle appartenait le père: les oblats de Marie Immaculée, l'Association oecuménique des théologiens d'Asie, l'Association internationale des théologiens du tiers-monde, le mouvement des étudiants catholiques d'Asie et du Pacifique, ont proclamé leur solidarité avec l'excommunié.
Mais, au delà, il y eut des manifestations de bouddhistes et d'hindous, de théologiens notoires comme le jésuite indien Samuel Rayan, ou le dominicain australien Philip Kennedy. Du monde entier plus de dix mille lettres furent adressées au prêtre hérétique. Au début de 1997 les évêques japonais ont vivement critiqué le document préparatoire au synode des Eglises asiatiques prévu pour avril 1998 -- à Rome, comme le précédent pour les évêques d'Afrique. Ce texte, disent les évêques japonais, fait preuve "d'un manque de compréhension de la culture asiatique."
Devant un aussi vaste et universel tollé, la monarchie infaillible de Rome dut céder, et, le 15 janvier 1998, le Vatican leva la sentence d'excommunication prononcée un an avant par Ratzinger et son pape.
Le même ethnocentrisme occidental et juif de la Curie romaine s'est manifesté à Paris lors de la cérémonie de réception à l'Académie française du cardinal-archevêque de Paris, Mgr Lustiger.
Aaron Lustiger est en effet d'origine juive et n'abandonna sa religion qu'au moment où l'antisémitisme féroce d'Hitler persécutait sa communauté (sa mère mourut au camp d'Auschwitz). Lustiger (et sa soeur) ayant dépassé l'âge de raison, celui du courage et du choix, se firent alors, malgré l'avis de leur père, chrétiens, en ce moment redoutable pour les juifs.
Lors de sa réception à l'Académie française, Mme Carrère d'Encausse, dans son discours d'accueil, lui dit: "En devenant chrétien, vous n'avez jamais cessé d'être juif... Le Christ, rappelez-vous, est né à Bethléem, en Judée... Le Christ n'est pas né là par hasard, dites-vous; il ne pouvait être né ni chinois ni enfant d'Afrique. Le Messie n'est le Messie que parce qu'il vient du peuple élu par Dieu."
Ce racisme ne souleva aucune indignation de la part du cardinal acceptant de désavouer, au nom de ses origines, cet enseignement fondamental sur l'universalité de Jésus que résumait ainsi l'un des plus célèbres Pères de l'Eglise, Clément d'Alexandrie:
"Le Christ, n'est ni barbare, ni juif, ni grec, ni homme, ni femme, c'est l'homme nouveau, l'homme de Dieu transformé par l'Esprit saint." (Clément d'Alexandrie. Protreptique XI, 112).
Ni juif, ni noir d'Afrique, ni chinois, il s'appelle lui-même du nom le plus beau: le Fils de l'homme.
C'est dire combien nous sommes encore loin d'une Eglise reconnaissant la présence de Dieu, avant même sa révélation, en toutes les formes de recherche, en l'homme, de son dépassement en amour du Tout et de l'Un, et dans la reconnaissance de ce qui n'existe pas encore.
Ce mouvement intérieur n'est-il pas présent chez le noir, le chinois, ou l'indien, même si le rituel de son adoration est différent, et différente l'histoire sainte de son émergence de l'animalité, par l'amour de ce qui le dépasse et le fait Un avec le Tout. La formule même de ce qui est le coeur de toute foi vivante: être UN avec le Tout, est précisément celle d'un spirituel taoïste chinois: Tchouang -Tseu, six siècles avant notre ère.
Il ne s'agit point ici de syncrétisme ou d'éclectisme boueux, mais de fécondation réciproque, d'ouverture et d'approfondissement de notre propre foi.
Il est plusieurs chemins vers la maison de mon Père. Pourquoi donc ne pas connaître et respecter d'avance ceux qui, par d'autres voies, s'essayent à gravir la même cime?
Remarquable est d'ailleurs la ressemblance de ces voies.
D'abord le silence de nos raisons, de nos désirs, de nos partielles ambitions.
Parfois même l'humilité du refus de donner un nom au terme de notre ascension. Les hébreux interdisaient de prononcer le nom de Dieu, tout comme Lao Tseu disait déjà du principe (Tao): "Le nom qui peut le nommer n'est pas le nom, car il n'a pas de nom."
Dieu n'a pas de nom. Ceux que nous pouvons lui donner ne sont que les symboles de notre inachèvement, de notre certitude aussi que notre vie à un sens et que nous sommes responsables de le chercher et de l'accomplir.
Car lui donner un nom comme nous le donnons aux êtres, c'est déjà une idolâtrie, comme si Dieu était un Etre parmi les êtres. Il nous faudrait alors chercher un Etre avant cet Etre, et nous aurions l'illusion de parvenir, au bout de la chaîne de nos raisons, de nos concepts, à démontrer son existence comme celle de tous les êtres, alors qu'il est, au delà de l'être, l'acte qui fait être, qui nous fait être toujours au delà de ce qui Est déjà.
L'essence de l'idolâtrie n'est pas dans le caractère matériel de l'objet d'adoration qui serait fait de mains d'hommes, ni même dans le caractère conceptuel, verbal ou métaphysique, de dieux créés par l'imagination des hommes pour combler le vide que laisse la raison lorsqu'on approche de la question des origines premières, des fins dernières ou du sens pleinier de la vie. Etre idolâtre c'est déjà le fait de conférer à Dieu des attributs qui sont ceux de la créature.
L'idole, ce n'est pas seulement l'effigie de bois ou d'argile par laquelle telle tribu du Pacifique ou de l'Afrique noire essaye de combler cette béance de l'infini qui nous échappe au delà de notre être quotidien. C'est, la réponse au même besoin, au même manque que nous éprouvons en prenant conscience que nous sommes des êtres finis non au sens d'achevés, mais au contraire de partiels, avides d'un infini qui nous est mystérieux comme un abîme, la proclamation d'un Etre suprême.
L'idole, est toujours ce bouche trou, provisoire et dérisoire, par lequel nous cherchons en vain à assouvir notre besoin de plénitude.
Ce peut être une image ou un concept, une métaphore, comme celle de la création d'un potier, ou des pouvoirs d'un roi.
Mais dans tous les cas c'est l'acte vaniteux, de nos mains ou de notre pensée, de conférer à ce que nous appelons Dieu, les attributs qui sont ceux des êtres créés: de croire à un Dieu qui commande comme un souverain, qui punit ou pardonne comme un juge, qui adjuge la victoire ou inflige la défaite, à l'individu ou au peuple que cet être, (fût-il abusivement appelé suprême parce que notre esprit ne peut le feindre plus grand) aurait, dans sa partialité ,choisi ou élu, comme le totem de la tribu jalousant d'autres dieux comme on hait un rival et cherche à le détruire.
L'idolâtrie demeure, que l'on chante, hébreu ou chrétien, les mêmes psaumes d'imploration à la puissance, appelant les mêmes promesses.
Après des louanges courtisanes comme on en peut faire à un suzerain, les suppliques de la vengeance: "l'ennemi est achevé.... tu as rasé des villes" (Ps. IX), de David.
Un dieu qui rend de menus ou de grands services, comme les lares des romains, ou celui de la pauvre bigote qui prie saint Antoine pour retrouver les clés de sa maison, parce que depuis des siècles on lui a enseigné, comme religion, cette idolâtrie, (comme aux enfants de la forêt vierge les pouvoirs d'un grigri ), ces appels au secours adressés à un Dieu de vengeance: "qu'il fasse pleuvoir des charbons de feu, soufre et tourmente." (Ps. de David XI, 6)
Les mêmes psaumes figurent dans la même Bible que les Evangiles et sont chantés dans les églises chrétiennes. Jésus, après saint Paul, est devenu fils de roi (et du pire, le Seigneur de la guerre chef de bande de mercenaires, David) et réintroduit dans le droit commun des dieux de puissance, comme s'il était le Fils de Yavhé Dieu des armées et de la vengeance ou de Zeus qui brandit la foudre, crée et détruit les mondes, en un mot affublé de tous les insignes traditionnels des dieux tribaux de la puissance. Et ce furent quinze siècles de constantinisme, c'est à dire d'un judéo-christianisme, se donnant pour successeur du peuple élu, pour Israël de Dieu et, comme tel, investi du privilège exclusif de domination colonialiste du monde par alliance avec tous les pouvoirs temporels successifs.
Tout ceci côte à côte avec le pardon de Jésus, de son amour, révélateur du coeur de Dieu battant pour toutes les misères du monde.
C'est pourquoi, tous les actes d'adoration commencent par l'expérience du silence de Dieu. Et d'abord de tout ce qui, en nous, n'est pas Dieu: le silence de nos désirs partiels, de l'argent, du pouvoir, de la sexualité sans amour, l'évasion dans la drogue, et toutes les formes de désintégration de la personne.
Lao Tseu écrivait: "Quand l'esprit humain... est complètement vide et calme, il est un miroir pur et net, capable de mirer l'essence ineffable du Principe lui-même" (Tao Te King, 2)
A travers les siècles, ce répons de Maître Eckhart, se réclamant d'Avicenne: "Etre vide de toute les créatures, c'est être rempli de Dieu, et être rempli de toutes les créatures, c'est être vide de Dieu..." (Traité du détachement IV, 1)
Partout et toujours la Kénose, le vide radical fait en nous, est l'acte premier de l'approche de Dieu.
Le Tao, exige le non-avoir, le non-savoir, le non-être et le vide en soi tout comme les Upanishads de l'Inde lorsque l'atman devient le brahman, le soi s'identifiant au principe des choses. "Pars de ton pays, de ta famille, de la maison de ton père", commande Dieu à Abraham (Gn. XII, 1).
Jésus demande un dépouillement de tout ce qui nous est propre et que résume la propriété. Au jeune homme riche qui a respecté tous les commandements de la Loi, Jésus dit: "Une seule chose encore te manque: tout ce que tu as... distribue-le aux pauvres... puis viens et suis-moi." (Lc. 18, 22). Tout. Il en est ainsi de Simon, de Jacques et de Jean: "laissant tout, ils le suivirent" (Lc 5. 11). "Quittant tout, il se leva et se mit à le suivre" (Lc.5.28). "Quiconque, parmi vous, ne renonce pas à tout ce qui lui appartient ne peut être mon disciple." (Lc 14. 33).
Il ne s'agit plus ici de malédictions contre les riches et leur comportement, comme les prophètes déjà en avaient proférées, mais d'une exigence absolue, mettant en cause la richesse et la propriété, non pas dans leur excès ou leurs abus, mais en soi, en leur principe même.
Ce dépouillement du petit moi est la condition de l'éveil, de la prise de conscience.
Le Royaume est déjà là où un homme réalise une totale dépossession. S'il n'est pas encore, c'est que ce rapport au monde n'est pas encore réalisé en tous. Cette tension entre le déjà là de l'éveil personnel à la vie du tout, et le pas encore de l'éveil de tous à la vie du tout, est la tragédie optimiste de l'éveil, car, de l'éveil de tous, chacun de nous est responsable.
Tout au plus, sur le chemin que nous ont ouvert les mystiques de la foi de tous les peuples, pouvons-nous essayer d'en évoquer la présence par voie négative, c'est-à-dire en refusant tout ce qu'il n'est pas, ou par voie poétique par des métaphores empruntées à notre vie quotidienne pour désigner ce qui est au delà, comme les Prophètes de Dieu nous ont transmis par paraboles les messages de Dieu, qui ne pouvaient être ni des informations ni des lois, mais des appels, et la force d'y répondre.
Il faut n'avoir pas conscience de cette vérité première pour oser interpeller Dieu: devant le mal du monde et de tant d'innocents sacrifiés, que fais-tu? Simple est la divine réponse: "Je t'ai fait !"
Oui, avec notre totale responsabilité pour combattre l'anti-Royaume actuel du monothéisme du marché, ennemi principal de Dieu et de l'homme. Voudrions-nous qu'un Dieu informaticien ait créée un monde de robots programmés pour l'avènement d'un Royaume réalisé sans leur liberté ni leur responsabilité?
Avant même la naissance d'une philosophie de l'acte par laquelle Dieu est, en toute chose et en tout homme, l'acte qui le fait être, l'acte par excellence, celui de la création, Dieu fut vécu comme une force animatrice de toute vie. Par exemple dans les spiritualités de l'Afrique, de l'Océanie ou de l'Amérindie, comme dans les paraboles de Jésus annonçant le Royaume à travers les images des semailles, de la germination des blés, de la naissance et de l'épanouissement de la vie.
L'on peut regretter que le mot Dieu soit un substantif, nous invitant insidieusement à chercher sous le substantif une substance. Dieu est un verbe, que l'on pourrait ainsi conjuguer:
Je ne me suis pas créé,
Tu n'es pas à toi même ta lumière,
Nous ne suffisons pas à notre suffisance.
Conjugaison du Verbe Dieu.

Dieu est toujours de l'ordre de ce qui n'est pas mais qui appelle le mouvement et la vie. Comme un horizon incessamment poursuivi et incessamment fuyant: d'autres mers après cette mer, d'autres montagnes après ces montagnes.
Un Dieu, toujours en naissance, toujours créateur, et toujours appelant à de nouvelles transhumances de la vie.
De telles expériences, et leur traduction en paraboles, nous révèlent l'unité du monde, et de l'au delà des mondes. De ces deux notions, apparemment contradictoires, de la totalité et de l'infini, la physique la plus moderne nous suggère la réalité comme une image de cette unité et de cette infinitude du monde. Lorsque le physicien du XXe siècle parle d'une particule, il ne songe nullement à cette solitude de l'atome, de cette parcelle de matière à l'intérieur de laquelle il ne se passe rien et séparée de toutes les autres par un vide.
La particule, dans la physique moderne, est au contraire considérée comme un noeud de relations, un point singulier à l'image d'une vague, onde passagère sur un océan sans rivage. En elle vivent toutes les poussées de l'Océan, et même, au delà, l'attraction de la Lune dans ses marées, la Lune elle-même étant liée aux mouvances de sa planète-mère: la Terre, et celle-ci dans sa dépendance, en ses mouvements et sa vie, du Soleil, n'ayant lui-même dynamisme et existence qu'au sein d'une galaxie parmi des milliards possibles de galaxies. Chaque particule a ainsi ses racines aux confins de l'univers.
Il n'est plus parfaite image de la condition humaine: la vie, dans sa plénitude joyeuse, n'est pas une collection d'individus solitaires, mais une communauté de vivants dont chacun est personnellement responsable du destin de tous les autres. Cela s'appelle l'amour, responsable de l'épanouissement de tous, de tous les peuples de la terre, et des équilibres de la nature.
Cette recherche de Dieu est d'abord prise de conscience de notre limitation: je ne puis ni remonter jusqu'à mon origine première, ni m'élever non plus à la connaissance de ma fin dernière.
L'animiste africain nous apprend que la présence divine n'est pas celle d'un Etre mais d'une Force.
L'hindouisme nous enseigne aussi la réalité trinitaire de toute vie, qui est à la fois existence, conscience et joie.
Le musulman Ruzbehan de Chiraz, nous donne cette limpide définition de la Trinité, délivrée de son carcan hellénique: "Dieu est l'unité de l'amour, de l'amant et de l'aimé."
La présence de Dieu se révèle aussi comme la Shakti énergie créatrice des hindous. C'était là l'enseignement majeur des Pères d'Orient:
"Dieu s'est fait homme pour que l'homme puisse devenir Dieu". Comme le Coran évoque la parole de Dieu à Adam: "J'ai insufflé en toi de mon Esprit (ar-Rùh)" (XV, 29). Et qui définit ainsi cet Esprit "comme portant en lui un message et un Ordre (Al Amr) de Dieu." (XVII, 84).
Le monde n'est qu'une seule totalité, c'est à dire un seul jaillissement de la vie, dont l'homme est, sur terre, la plus proche image, comme l'enseignent saint Grégoire de Nysse et saint Grégoire Palamas: "L'homme est un résumé de tout ce qui existe." Comme dans le Coran il est supérieur aux anges car il a la liberté de choisir.
La création artistique véritable est ce qui nous aide le mieux à comprendre ce passage de l'être au sens, à la théophanie dont il est porteur: un rouleau chinois de l'époque Song n'est pas une photographie de la montagne, mais un révélateur de la présence du Tao, comme une icône de Byzance ne nous donne pas un portrait de Jésus ou de la Madone, mais nous appelle, au delà de l'image, à une réalité d'un autre ordre.
Plus près de nous il suffit de comparer l'Eglise d'Auvers telle qu'elle est (et qu'elle est encore) avec la désintégration d'une vie et d'une époque, ses angoisses et ses espoirs désespérés, dans le tableau visionnaire de Van Gogh.
Quelle peut donc être le rôle de la foi dans la construction d'un XXIe siècle à visage humain et divin?
Nous avons évoqué déjà ce qui, au delà des sagesses et des religions, c'est à dire à travers les formes culturelles sous lesquelles s'exprime la foi, est commun à toutes: l'expérience vécue de la transcendance, à travers celle du dépouillement de soi, de l'accueil à l'autre, du sentiment de la présence en soi du jaillissement de la vie dont nous ne connaissons ni l'origine, ni le terme.
Ces trois expériences se résument en une seule: l'expérience de la transcendance. Le mot est redoutable tant sa signification est difficile à saisir. C'est pourtant l'expérience la plus commune et la plus directement coextensive à la vie.
1 -- La transcendance, c'est le contraire du fatalisme, (c'est ainsi et ce sera toujours ainsi). C'est la certitude sans preuve, le postulat, le pari, (disait PASCAL), qu'on peut vivre autrement, qu'une rupture radicale est possible. C'est d'ailleurs la racine du mot transcender, qui est: aller au delà, dépasser. Il peut exister autre chose que ce qui est.
2 -- La transcendance, c'est le contraire de l'individualisme. L'homme n'est pas atome. L'homme, ni comme individu, ni comme nation, n'est pas le centre et la mesure de toute chose. Il est citoyen d'une communauté où chacun à conscience d'être responsable de l'avenir de tous les autres.
3 -- La transcendance, c'est le contraire de la suffisance. L'homme est trop grand pour se suffire à lui-même. Le Pasteur Bonhoeffer disait que la sortie de soi, la rencontre de l'autre, est la première expérience de la transcendance. Et cela s'appelle l'amour: "Celui qui n'aime pas n'a pas découvert Dieu" disait saint Jean (I, Ju. IV, 8)
La même expérience faisait écrire à un soufi persan, Ruzbehan de Chiraz: "C'est dans le livre de l'amour humain qu'on apprend à déchiffrer l'amour divin."
Ainsi seulement, en termes d'amour, la transcendance peut n'être pas pensée en termes d'extériorité (comme celle du maître et de l'esclave). Car l'homme et Dieu ne sont ni un ni deux. L'advaïta védantin (c'est à dire la non-dualité) nous aide à penser cette unité duelle de l'homme habité par Dieu: "Tous les êtres sont en moi et moi je ne suis contenu en aucun d'eux... Je suis l'acte qui les fait être." (Baghavad Gita. IX, 45).
Ce triple aspect de la spiritualité, cette conscience vécue de la transcendance nous met en garde contre l'illusion que notre univers est clos, que la réalité se réduit à ce qui existe déjà, que l'avenir n'est peuplé que des possibilités du présent.
Telle est l'âme de toute foi.
Les chrétiens l'appellent la Trinité, les hindous Sat cit ananda (être, conscience, béatitude).
Telles sont en effet les trois dimensions de toute réalité, naturelle, humaine, divine.
Mon expérience de marxiste m'a appris que le déterminisme selon lequel l'avenir n'est que le prolongement nécessaire du passé, ne pouvait fonder qu'une doctrine conservatrice, à la manière de l'empirisme organisateur de Charles Maurras. Une révolution a plus besoin de transcendance que de déterminisme.
Le méconnaître conduit à l'implosion, dont une histoire récente nous a donné l'exemple.
Mon expérience de musulman m'a appris les exigences, ou plutôt les sacrifices, qu'implique la communauté. Tout individualisme, même codifié dans des déclarations des droits de l'homme, ne conduit qu'à la jungle d'égoïsmes affrontés où chacun est le concurrent et le rival de tous sur tous les marchés, c'est-à-dire sur toutes les enceintes (fussent-elles mondiales) où se heurtent les intérêts de chacun, faisant de l'homme un loup pour l'homme.
Mon expérience de chrétien m'a enseigné que Jésus n'est pas ce Christ tout puissant que l'on déduit de ce que l'on croit savoir de Dieu pour en faire le Fils de Yahvé, Dieu des armées et de la vengeance, ou de Zeus qui brandit la foudre. Il nous a au contraire montré, par ses actes, ses paroles et sa mort, que la transcendance peut émerger de l'impuissance même et de l'amour: chaque être aimé devient une théophanie, une apparition vivante du Dieu qu'il porte en lui: "Ce que vous avez fait au plus petit d'entre vous, c'est à moi que vous l'avez fait." (Math. XXV, 40)
C'est cette triple et indivisible expérience du transcendant que je voudrais transmettre, car elle est le germe de toute foi et de toute action créatrice.
Paul Ricoeur écrivait un jour: "La religion est une aliénation de la foi.", car chaque religion est la foi exprimée dans le langage d'une culture. Ce que nous appelons une crise de la religion est, en réalité, la crise de la culture dans laquelle elle s'exprime: la culture occidentale de la puissance et de la domination.
Quelle place, dès lors, peut avoir cette foi, coeur de toute religion, dans la vie sociale et politique?
Jésus, pas plus que Bouddha n'est venu apporter une religion nouvelle: ils ont même été les plus irréligieux des hommes en violant les Lois des religions de la puissance qui n'enseignaient à l'homme que ce qui était interdit ou intouchable, qu'il s'agisse de la Loi des sadducéens ou des pharisiens, ou du régime des castes en Inde, l'une et l'autre impliquant, au nom du Sacré, la domination d'une oligarchie et les résignations des multitudes.


 Roger Garaudy, "L'Avenir: mode d'emploi", 1998, Editions Vent du Large, pages 71 à 108 et 163 à 185