08 septembre 2010

Une mutation de la foi

Les problèmes de la foi et de l'éducation sont intimement liés car les uns et les autres posent le problème des fins dernières de l'homme. Et ceci dans toutes les civilisations du monde.
Pour poser ces problèmes dans leur ampleur humaine il est d'abord nécessaire, pour nous, occidentaux, de nous dépouiller de ce préjugé selon lequel l'Europe, cette petite péninsule de l'Asie, joue le rôle central, sinon unique, dans l'histoire de l'humanité.
Et d'abord, qu'est-ce que l'Europe qui se situe au sommet d'une évolution linéaire allant du pithécanthrope au marcheur sur la Lune?
Cette Europe revendique le privilège d'être l'oeuvre d'une religion qui serait l'unique et la véritable, la seule à permettre l'approche du vrai Dieu les autres n'étant qu'idolâtrie et mécréance. Mais qu'est-ce que cette religion a fait de cette Europe? L'Europe du IVe siècle, celle de Constantin, héritier de la domination romaine, fondateur du constantinisme, c'est-à-dire de l'union de l'Eglise et des pouvoirs, usant du pouvoir temporel pour persécuter comme hérétique quiconque faisait un autre choix?
Celle qui n'abolit jamais l'esclavage, et qui même lui donna une forme nouvelle avec l'esclavage des Indiens puis des noirs?
Celle des Croisades, où celui qui la prêcha, saint Bernard, proclamait: "celui qui tue un musulman n'est pas un homicide mais un malécide" (C'est à dire un destructeur du mal)? De ses croisés massacrant sur leur passage les juifs d'Europe et les chrétiens de Byzance dont ils pillaient les splendeurs? En attendant de massacrer les musulmans, puis les Cathares.
Celle qui déchira le continent par ses guerres de religion, depuis l'Inquisition, jusqu'à la Saint-Barthélémy et les dragonnades?
Celle du pape qui, à Tordesillas, partagea l'Amérique entre l'Espagne et le Portugal, et bénit le massacre des Indiens comme une évangélisation, et dans le monde entier, tous les colonialismes?
Celle qui, dans la deuxième guerre, à la Conférence épiscopale de Fulda approuvait Hitler dans son grand combat contre le communisme et, en France appelait le peuple français à une collaboration sans réserve avec le chef que Dieu nous a donné?
De celle d'aujourd'hui qui, au lendemain d'une guerre où sa hiérarchie suprême était restée inactive, dénonçait le communisme comme intrinsèquement pervers et le capitalisme seulement dans ses abus?
De celle enfin qui se tut devant Hiroshima et, avec des paroles melliflues sur l'injustice en général, n'en condamna aucune en particulier, félicitant Pinochet au moment même où elle condamnait les théologies de la libération en Amérique Latine, excommuniant l'asiatique le père Balasurya pour dénoncer trop fort la misère du sud-est du Pacifique et reconnaître les valeurs du bouddhisme? Celle qui publia, en 1992, un catéchisme ne condamnant pas la peine de mort ni le principe de la guerre? C'était au temps de l'écrasement de l'Irak et de la reprise de la colonisation de la Palestine, qui ne suscitaient aucune réprobation vaticane.
De quelle Europe et de quelle chrétienté parle-t-on?
L'on évoque volontiers celle qui construisait les cathédrales, pour aboutir, par la collaboration de trois célèbres démocrates chrétiens: Adenauer, Gasperi et Schumann, à une Communauté charbon-acier, pour conduire à l'Euro, réalisation dont la spiritualité ne peut être contestée !
Cet Occident et son christianisme, ne peuvent guère, à en juger par leur histoire, être définis que par un projet de domination mondiale, indivisiblement matérielle et spirituelle.
Où est Jésus dans tout cela? Et tous ceux qui ont choisi, malgré toutes les trahisons de l'institution, sa voie?
Sur le podium des Woodstocks pontificaux, où se trouve Jésus?
-- Sur le trône du souverain pontife (le Pontifex maximus de l'Empire romain dont il hérita) ou sous le peplum écarlate de ses dignitaires?
La levée de Jésus fut pourtant le moment où s'ouvrit une formidable brèche dans l' histoire des hommes et des dieux: celui où des hommes ont considéré comme exprimant le mieux la perfection divine de l'homme, le plus faible et le plus démuni d'entre eux. Rien, dans le passé juif ou grec, ne faisait prévoir une inversion radicale de l'idée que les hommes se faisaient jusque là des Dieux: Jésus n'est le Fils ni de Zeus ni de Yahvé, ni d'aucun dieu puissant.
Avec Lui la transcendance divine ne s'exprimait plus en termes d'extériorité ou de puissance. La rupture était radicale avec le Dieu des armées comme avec Zeus brandissant la foudre. La transcendance, le dépassement de l'homme n'était plus imaginés comme la domination de souverains puissants, jugeant, du haut des cieux ou de l'Olympe, les actions des hommes pour leur donner la victoire ou leur infliger la défaite, pour les manipuler du dehors ou même les juger. Jésus avait vécu la vie du plus humble des hommes, sans pouvoir et sans propriété. Il meurt de la mort la plus humble, celle des esclaves rebelles que seuls on clouait sur la croix.
Depuis saint Paul jusqu'au Catéchisme de 1992, le charpentier de Nazareth a été couronné Seigneur et Roi. Et quel roi! descendant et héritier de ce David que les livres de Samuel et des Rois (seules sources dont on puisse disposer sur la biographie de David) nous présentent comme un condottiere, vivant, avec sa bande, de pillages et de meurtres, et servant tour à tour, sans scrupule de conscience, les Hébreux comme leurs ennemis, poussant même l'infamie jusqu'à faire tuer dans un traquenard son plus pieux et fidèle général, pour s'emparer de sa femme, et faire d'elle la mère de son fils Salomon. De ce personnage odieux, dont la vie est le contraire exact de celle de Jésus, depuis saint Paul jusqu'au Catéchisme de 1992 , Jésus serait le successeur.
Comme son légendaire ancêtre David, il mettra à ses pieds tous les princes de la terre. (I Cor. XV , 25)
Car le Christ de Paul revient à la loi du talion: il est le Messie d'un Dieu qui tire vengeance et trouve juste de "rendre détresse pour détresse." (IITh . I, 6)
Paul donne comme preuve historique de la puissance (II Thess. I, 6) de Dieu le fait: "qu'après avoir exterminé sept nations du pays de Canaan, il a distribué leurs terres en héritage." (Actes XIII , 19)
C'est le seul passage du Nouveau Testament évoquant ces massacres comme signes de la protection de Dieu. Depuis lors cette théologie paulinienne a fondé, sous le nom de christianisme, une théologie de la domination.
Jésus devenu Jésus-Christ, est rentré dans le droit commun des dieux de la puissance, à la manière des dieux anciens. Une nouvelle biographie lui a été constituée à partir de l'Ancien Testament: il n'est plus qu'un acteur obéissant d'un scénario écrit par les Anciens. "Il faut que s'accomplisse tout ce qui a été écrit de Moi dans la Loi de Moïse, les Prophètes et les Psaumes" (Luc XXIV , 44). "Les prophètes et Moïse ont prédit ce qui devait arriver, et je ne dis rien de plus." (Actes XXVI, 22). La vie propre de Jésus ne nous aurait donc rien révélé de nouveau!
Sur cette base doctrinale se construisit, pour dix-sept siècles, ce judaïsme réformé, repensé à travers la philosophie grecque, tantôt celle de Platon avec saint Augustin, tantôt à partir d'Aristote avec saint Thomas d'Aquin, ce que l'on appelle la civilisation judéo-chrétienne et l'église romaine, héritière en effet, par ses structures et ses hiérarchies, de la monarchie de l'Empire romain et de sa volonté de puissance.
Saint Paul fut aussi le précurseur de ce double langage qui lui faisait, par exemple, proclamer magnifiquement: "Il n'y a plus ni Grecs ni juifs, ni esclaves ni hommes libres, ni homme ni femme." (Ga 3,28; cf. Rm 10,12) cette formule sublime étant contredite par son enseignement pratique.
S'agit-il de l'affirmation: il n'y a plus ni Grec ni juif? Voici sa négation la plus radicale, la priorité du juif: Dieu accueille les "juifs d'abord, le Grec ensuite" (Rm 1,16) à condition qu'il accepte la conception juive de Dieu et qu'il accepte la réforme de Paul, qui, faisant de Jésus la conclusion de l'histoire juive, constitue le véritable Israël, son vrai "reste" (Rm 11,5).
S'agit-il d'émancipation des esclaves?
"Que chacun demeure dans la condition où il se trouvait quand il a été appelé. Etais-tu esclave quand tu as été appelé? Ne t'en soucie pas ! au contraire alors que tu pourrais te libérer, mets plutôt à profit ta condition d'esclave" (1 Co 7,20-28). "Esclaves, obéissez à vos maîtres d'ici-bas avec crainte et tremblement d'un coeur simple, comme au Christ" (Ep 6,5). " Que les esclaves soient soumis à leurs maîtres en toutes choses. Ainsi feront-ils honneur en tout à la doctrine de Dieu Notre Seigneur" (Tt 2,9).
En ce qui concerne les femmes, la même soumission est exigée et de manière plus répétitive encore. "Ce n'est pas l'homme qui a été tiré de la femme, mais la femme de l'homme. Et l'homme n'a pas été créé pour la femme, mais la femme pour l'homme." (1 Co 11,8-9).
De cette inégalité théologique découle une pratique: "Femmes soyez soumises à vos maris" (Ep! 5,22; Col 3,18). "Je ne permets pas à la femme d'enseigner ni de dominer l'homme. Qu'elle se tienne donc en silence" (1 Tm 2,12), "en toute soumission" (1 Tm 2,11). "Que les femmes se taisent dans les assemblées" (1 Co 14,34; 1 Tm 2,12). "Si la femme ne porte pas le voile, qu'elle soit tondue" (1 Co 11,6).
C'est ainsi que son Eglise parlera souvent le langage de Jésus, sur "le choix préférentiel des pauvres" en condamnant, en même temps que la CIA américaine, ceux qui pratiquaient ce choix et l'exprimaient dans les théologies de la libération. Elle fera l'éloge de la pauvreté dans les fastes coûteux de ses pontificats, de Léon X à Jean Paul II, et exaltera de façon obsessionnelle la sainteté de la vie en acceptant, dans son catéchisme, la peine de mort et les guerres justes, comme si la vie humaine n'était sacrée qu'à l'état embryonnaire, voire spermatique, mais cessait de l'être à partir de la conscription, et s'accommodait du sadisme spectaculaire des condamnations à mort qui ne soulèvent en Amérique que la joie hystérique de pauvres gens conditionnés et moralement anesthésiés par le spectacle de violence de leur cinéma et de leur télévision.
Ce double langage permettait à l'institution de collaborer, dans les faits, avec le pouvoir, alors que des millions d'hommes de foi vivaient selon la parole et la vie sainte de Jésus, de saint François d'Assise à dom Helder Camara, sans ébranler les pouvoirs établis auxquels l'Eglise donnait sa caution, tantôt officielle et tantôt silencieuse.


* * *
Un ami, prêtre missionnaire au Cameroun pendant des années, me disait un jour: "Le malheur de notre Eglise chrétienne en Afrique, c'est qu'elle a donné l'impression que Dieu ne s'est pas fait homme, mais occidental. Si bien qu'un noir à le sentiment que, pour devenir chrétien, il doit devenir blanc."
Ce drame, n'est pas seulement celui de l'Afrique mais de tous les pays qui connurent la civilisation occidentale sous le triple visage du militaire, du marchand et du missionnaire, le premier lui imposant ses armes, le second son modèle économique, le troisième sa religion.
Une religion qui se disait, par exemple, catholique, c'est à dire universelle, mais qui était en réalité romaine, ne considérant comme histoire sainte que celle des hébreux puis de leurs vainqueurs chrétiens affichant à leur tour leur prétention d'être le peuple élu destiné à dominer tous les autres.
En 1977, en Côte d'Ivoire, sous la présidence de l'archevêque d'Abidjan, Mgr Yago, s'est tenue une conférence des théologiens chrétiens d'Afrique noire: Civilisation noire et Eglise catholique.
Le père Jean-Marc Ela, au nom de l'universalisme chrétien rappelle que "la culture judéo-méditerranéenne qui a jusqu'ici véhiculé le christianisme n'est qu'une culture parmi d'autres... Catholique n'est pas synonyme de romain.."
Cette volonté de décoloniser la foi et de relativiser la culture occidentale pour sauver les valeurs universelles du christianisme s'exprime avec force dans le livre d'un jésuite du Cameroun, le père Hegba: Emancipation d'Eglises sous tutelle: "Le christianisme n'est pas une religion occidentale, mais une religion orientale monopolisée par l'Occident qui lui a imprimé la marque indélébile de sa philosophie, de son droit, de sa culture, et qui se présente désormais ainsi aux autres peuples du monde. Il nous revient d'imprimer notre marque indélébile sur la même religion, en n'élevant plus au rang de révélation divine la philosophie aristotélico-thomiste, la pensée protestante germanique ou anglo-saxonne, ou les formes de pensée et les coutumes gauloises, gréco-romaines, lusitaniennes, espagnoles, ou allemandes, qui ont été christianisées sinon sacralisées par l'Europe."
Le père Osana tire les conclusions des déclarations de Mgr Zoa, évêque de Yaoundé: "Nous sommes les héritiers légitimes des religions africaines traditionnelles qui ont préparé l'homme africain, autant qu'aucune autre, à l'avènement de Jésus-Christ. Elles ont un rôle comparable à celui de l'Ancien Testament."
C'était la tendance fondamentale des théologies de la libération qui, à partir de l'expérience des communautés de base de l'Amérique du Sud, à la fois les plus pauvres et les plus décidées à vivre leur christianisme, refusaient une Eglise romaine qui considérait les Eglises du Tiers Monde comme des appendices de l'histoire des missions, et s'étaient déjà rendues complices des conquérants et du colonialisme, puis de tous les successifs pouvoirs établis.
Le propre des théologies de la libération était d'inverser la méthode occidentale de la théologie: au lieu de déduire de quelques versets de l'Evangile une doctrine sociale (dont les maîtres finissent toujours par s'accommoder) pour justifier le désordre établi, comme dans la Politique tirée de l'Ecriture Sainte de Bossuet, donnant l'onction divine à l'absolutisme de Louis XIV, jusqu'aux encycliques sociales du XIXe et du XXe siècle, dénonçant en paroles les abus de l'exploitation capitaliste sans en mettre en cause le principe.
Les théologiens de la libération procèdent au contraire non par déduction mais par induction: ils partent de la réalité de la misère de leur peuple et la déchiffrent à la lumière de l'Evangile de Jésus.
C'est contre quoi, invoquant une fois de plus les textes de saint Paul, le cardinal Ratzinger se dressa au nom de la Congrégation de la doctrine pour la défense de la foi (Ancien Saint Office et Inquisition) pour dénoncer les analyses sociales des théologies de la libération comme pénétrées de marxisme, et expliqua, doctrinalement, qu'il ne fallait pas confondre la libération du péché de la libération des servitudes sociales qui n'acceptaient plus les traditionnelles résignations du peuple, si indispensables aux tyrans. Ce n'est point un hasard si les directives du cardinal Ratzinger coïncidaient avec la déclaration de guerre de la CIA américaine aux théologies de la libération qui constituaient un danger pour la sécurité nationale des Etats-Unis et pour les dictateurs qu'ils avaient implantés dans l'Amérique du Sud et en Amérique centrale.
Avec l'Amérique du Sud et l'Afrique, l'Asie fut gagnée par cette révolte contre l'ethnocentrisme et le conservatisme de la Curie romaine.
Déjà une déclaration commune des évêques du Tiers-Monde avait formulé des réserves. L'affaire prit une forme aiguë lorsque, le 2 janvier 1997, un théologien du Sri Lanka, le père Tissa Balasuriya fut frappé d'excommunication majeure, comme toujours par la congrégation inquisitoriale du cardinal Ratzinger et avec l'accord du pape (ce qui la rendait sans appel et irréversible) pour avoir montré combien le christianisme restait occidental et pour avoir essayé de vivre sa foi dans le contexte du Sri Lanka et de l'Inde, en reconnaissant le rôle éminent qu'y prenait la spiritualité bouddhique.
Dans son livre: Marie ou la libération humaine s'opposaient indubitablement deux théologies: celle de Rome selon laquelle toute réflexion théologique doit passer par le magistère, c'est à dire la hiérarchie romaine, détentrice exclusive de la vérité, et l'autre, partant prioritairement de l'attention portée aux pauvres et à leur combat pour la justice sociale, tenant compte aussi de la valeur de foi des spiritualités autochtones.
Déjà, en mai 1996, la Congrégation romaine le sommait de reconnaître solennellement l'infaillibilité pontificale, la virginité de Marie, Dieu comme l'auteur de l'ensemble des livres de la Bible, et l'origine divine de l'interdiction du sacerdoce des femmes. Le père Balasurya refusa au nom des "pratiques de l'Eglise depuis le Concile de Vatican II, de la liberté et de la responsabilité des chrétiens et des théologiens, établis par le droit canon."
Le fond de l'affaire c'est que le père Balasurya, comme les théologiens de la libération de l'Amérique du Sud ne se contentait pas de condamner les abus du capitalisme, mais sa logique même, génératrice d'inégalités et d'exclusion. Il écrivait: "Une approche mariale du Tiers-Monde devrait s'inspirer de la sensibilité du projet incarné par le Magnificat: nourrir les affamés et élever les humbles."
La condamnation souleva l'indignation en Asie et même dans le monde entier. La congrégation à laquelle appartenait le père: les oblats de Marie Immaculée, l'Association oecuménique des théologiens d'Asie, l'Association internationale des théologiens du tiers-monde, le mouvement des étudiants catholiques d'Asie et du Pacifique, ont proclamé leur solidarité avec l'excommunié.
Mais, au delà, il y eut des manifestations de bouddhistes et d'hindous, de théologiens notoires comme le jésuite indien Samuel Rayan, ou le dominicain australien Philip Kennedy. Du monde entier plus de dix mille lettres furent adressées au prêtre hérétique. Au début de 1997 les évêques japonais ont vivement critiqué le document préparatoire au synode des Eglises asiatiques prévu pour avril 1998 -- à Rome, comme le précédent pour les évêques d'Afrique. Ce texte, disent les évêques japonais, fait preuve "d'un manque de compréhension de la culture asiatique."
Devant un aussi vaste et universel tollé, la monarchie infaillible de Rome dut céder, et, le 15 janvier 1998, le Vatican leva la sentence d'excommunication prononcée un an avant par Ratzinger et son pape.
Le même ethnocentrisme occidental et juif de la Curie romaine s'est manifesté à Paris lors de la cérémonie de réception à l'Académie française du cardinal-archevêque de Paris, Mgr Lustiger.
Aaron Lustiger est en effet d'origine juive et n'abandonna sa religion qu'au moment où l'antisémitisme féroce d'Hitler persécutait sa communauté (sa mère mourut au camp d'Auschwitz). Lustiger (et sa soeur) ayant dépassé l'âge de raison, celui du courage et du choix, se firent alors, malgré l'avis de leur père, chrétiens, en ce moment redoutable pour les juifs.
Lors de sa réception à l'Académie française, Mme Carrère d'Encausse, dans son discours d'accueil, lui dit: "En devenant chrétien, vous n'avez jamais cessé d'être juif... Le Christ, rappelez-vous, est né à Bethléem, en Judée... Le Christ n'est pas né là par hasard, dites-vous; il ne pouvait être né ni chinois ni enfant d'Afrique. Le Messie n'est le Messie que parce qu'il vient du peuple élu par Dieu."
Ce racisme ne souleva aucune indignation de la part du cardinal acceptant de désavouer, au nom de ses origines, cet enseignement fondamental sur l'universalité de Jésus que résumait ainsi l'un des plus célèbres Pères de l'Eglise, Clément d'Alexandrie:
"Le Christ, n'est ni barbare, ni juif, ni grec, ni homme, ni femme, c'est l'homme nouveau, l'homme de Dieu transformé par l'Esprit saint." (Clément d'Alexandrie. Protreptique XI, 112).
Ni juif, ni noir d'Afrique, ni chinois, il s'appelle lui-même du nom le plus beau: le Fils de l'homme.
C'est dire combien nous sommes encore loin d'une Eglise reconnaissant la présence de Dieu, avant même sa révélation, en toutes les formes de recherche, en l'homme, de son dépassement en amour du Tout et de l'Un, et dans la reconnaissance de ce qui n'existe pas encore.
Ce mouvement intérieur n'est-il pas présent chez le noir, le chinois, ou l'indien, même si le rituel de son adoration est différent, et différente l'histoire sainte de son émergence de l'animalité, par l'amour de ce qui le dépasse et le fait Un avec le Tout. La formule même de ce qui est le coeur de toute foi vivante: être UN avec le Tout, est précisément celle d'un spirituel taoïste chinois: Tchouang -Tseu, six siècles avant notre ère.
Il ne s'agit point ici de syncrétisme ou d'éclectisme boueux, mais de fécondation réciproque, d'ouverture et d'approfondissement de notre propre foi.
Il est plusieurs chemins vers la maison de mon Père. Pourquoi donc ne pas connaître et respecter d'avance ceux qui, par d'autres voies, s'essayent à gravir la même cime?
Remarquable est d'ailleurs la ressemblance de ces voies.
D'abord le silence de nos raisons, de nos désirs, de nos partielles ambitions.
Parfois même l'humilité du refus de donner un nom au terme de notre ascension. Les hébreux interdisaient de prononcer le nom de Dieu, tout comme Lao Tseu disait déjà du principe (Tao): "Le nom qui peut le nommer n'est pas le nom, car il n'a pas de nom."
Dieu n'a pas de nom. Ceux que nous pouvons lui donner ne sont que les symboles de notre inachèvement, de notre certitude aussi que notre vie à un sens et que nous sommes responsables de le chercher et de l'accomplir.
Car lui donner un nom comme nous le donnons aux êtres, c'est déjà une idolâtrie, comme si Dieu était un Etre parmi les êtres. Il nous faudrait alors chercher un Etre avant cet Etre, et nous aurions l'illusion de parvenir, au bout de la chaîne de nos raisons, de nos concepts, à démontrer son existence comme celle de tous les êtres, alors qu'il est, au delà de l'être, l'acte qui fait être, qui nous fait être toujours au delà de ce qui Est déjà.
L'essence de l'idolâtrie n'est pas dans le caractère matériel de l'objet d'adoration qui serait fait de mains d'hommes, ni même dans le caractère conceptuel, verbal ou métaphysique, de dieux créés par l'imagination des hommes pour combler le vide que laisse la raison lorsqu'on approche de la question des origines premières, des fins dernières ou du sens pleinier de la vie. Etre idolâtre c'est déjà le fait de conférer à Dieu des attributs qui sont ceux de la créature.
L'idole, ce n'est pas seulement l'effigie de bois ou d'argile par laquelle telle tribu du Pacifique ou de l'Afrique noire essaye de combler cette béance de l'infini qui nous échappe au delà de notre être quotidien. C'est, la réponse au même besoin, au même manque que nous éprouvons en prenant conscience que nous sommes des êtres finis non au sens d'achevés, mais au contraire de partiels, avides d'un infini qui nous est mystérieux comme un abîme, la proclamation d'un Etre suprême.
L'idole, est toujours ce bouche trou, provisoire et dérisoire, par lequel nous cherchons en vain à assouvir notre besoin de plénitude.
Ce peut être une image ou un concept, une métaphore, comme celle de la création d'un potier, ou des pouvoirs d'un roi.
Mais dans tous les cas c'est l'acte vaniteux, de nos mains ou de notre pensée, de conférer à ce que nous appelons Dieu, les attributs qui sont ceux des êtres créés: de croire à un Dieu qui commande comme un souverain, qui punit ou pardonne comme un juge, qui adjuge la victoire ou inflige la défaite, à l'individu ou au peuple que cet être, (fût-il abusivement appelé suprême parce que notre esprit ne peut le feindre plus grand) aurait, dans sa partialité ,choisi ou élu, comme le totem de la tribu jalousant d'autres dieux comme on hait un rival et cherche à le détruire.
L'idolâtrie demeure, que l'on chante, hébreu ou chrétien, les mêmes psaumes d'imploration à la puissance, appelant les mêmes promesses.
Après des louanges courtisanes comme on en peut faire à un suzerain, les suppliques de la vengeance: "l'ennemi est achevé.... tu as rasé des villes" (Ps. IX), de David.
Un dieu qui rend de menus ou de grands services, comme les lares des romains, ou celui de la pauvre bigote qui prie saint Antoine pour retrouver les clés de sa maison, parce que depuis des siècles on lui a enseigné, comme religion, cette idolâtrie, (comme aux enfants de la forêt vierge les pouvoirs d'un grigri ), ces appels au secours adressés à un Dieu de vengeance: "qu'il fasse pleuvoir des charbons de feu, soufre et tourmente." (Ps. de David XI, 6)
Les mêmes psaumes figurent dans la même Bible que les Evangiles et sont chantés dans les églises chrétiennes. Jésus, après saint Paul, est devenu fils de roi (et du pire, le Seigneur de la guerre chef de bande de mercenaires, David) et réintroduit dans le droit commun des dieux de puissance, comme s'il était le Fils de Yavhé Dieu des armées et de la vengeance ou de Zeus qui brandit la foudre, crée et détruit les mondes, en un mot affublé de tous les insignes traditionnels des dieux tribaux de la puissance. Et ce furent quinze siècles de constantinisme, c'est à dire d'un judéo-christianisme, se donnant pour successeur du peuple élu, pour Israël de Dieu et, comme tel, investi du privilège exclusif de domination colonialiste du monde par alliance avec tous les pouvoirs temporels successifs.
Tout ceci côte à côte avec le pardon de Jésus, de son amour, révélateur du coeur de Dieu battant pour toutes les misères du monde.
C'est pourquoi, tous les actes d'adoration commencent par l'expérience du silence de Dieu. Et d'abord de tout ce qui, en nous, n'est pas Dieu: le silence de nos désirs partiels, de l'argent, du pouvoir, de la sexualité sans amour, l'évasion dans la drogue, et toutes les formes de désintégration de la personne.
Lao Tseu écrivait: "Quand l'esprit humain... est complètement vide et calme, il est un miroir pur et net, capable de mirer l'essence ineffable du Principe lui-même" (Tao Te King, 2)
A travers les siècles, ce répons de Maître Eckhart, se réclamant d'Avicenne: "Etre vide de toute les créatures, c'est être rempli de Dieu, et être rempli de toutes les créatures, c'est être vide de Dieu..." (Traité du détachement IV, 1)
Partout et toujours la Kénose, le vide radical fait en nous, est l'acte premier de l'approche de Dieu.
Le Tao, exige le non-avoir, le non-savoir, le non-être et le vide en soi tout comme les Upanishads de l'Inde lorsque l'atman devient le brahman, le soi s'identifiant au principe des choses. "Pars de ton pays, de ta famille, de la maison de ton père", commande Dieu à Abraham (Gn. XII, 1).
Jésus demande un dépouillement de tout ce qui nous est propre et que résume la propriété. Au jeune homme riche qui a respecté tous les commandements de la Loi, Jésus dit: "Une seule chose encore te manque: tout ce que tu as... distribue-le aux pauvres... puis viens et suis-moi." (Lc. 18, 22). Tout. Il en est ainsi de Simon, de Jacques et de Jean: "laissant tout, ils le suivirent" (Lc 5. 11). "Quittant tout, il se leva et se mit à le suivre" (Lc.5.28). "Quiconque, parmi vous, ne renonce pas à tout ce qui lui appartient ne peut être mon disciple." (Lc 14. 33).
Il ne s'agit plus ici de malédictions contre les riches et leur comportement, comme les prophètes déjà en avaient proférées, mais d'une exigence absolue, mettant en cause la richesse et la propriété, non pas dans leur excès ou leurs abus, mais en soi, en leur principe même.
Ce dépouillement du petit moi est la condition de l'éveil, de la prise de conscience.
Le Royaume est déjà là où un homme réalise une totale dépossession. S'il n'est pas encore, c'est que ce rapport au monde n'est pas encore réalisé en tous. Cette tension entre le déjà là de l'éveil personnel à la vie du tout, et le pas encore de l'éveil de tous à la vie du tout, est la tragédie optimiste de l'éveil, car, de l'éveil de tous, chacun de nous est responsable.
Tout au plus, sur le chemin que nous ont ouvert les mystiques de la foi de tous les peuples, pouvons-nous essayer d'en évoquer la présence par voie négative, c'est-à-dire en refusant tout ce qu'il n'est pas, ou par voie poétique par des métaphores empruntées à notre vie quotidienne pour désigner ce qui est au delà, comme les Prophètes de Dieu nous ont transmis par paraboles les messages de Dieu, qui ne pouvaient être ni des informations ni des lois, mais des appels, et la force d'y répondre.
Il faut n'avoir pas conscience de cette vérité première pour oser interpeller Dieu: devant le mal du monde et de tant d'innocents sacrifiés, que fais-tu? Simple est la divine réponse: "Je t'ai fait !"
Oui, avec notre totale responsabilité pour combattre l'anti-Royaume actuel du monothéisme du marché, ennemi principal de Dieu et de l'homme. Voudrions-nous qu'un Dieu informaticien ait créée un monde de robots programmés pour l'avènement d'un Royaume réalisé sans leur liberté ni leur responsabilité?
Avant même la naissance d'une philosophie de l'acte par laquelle Dieu est, en toute chose et en tout homme, l'acte qui le fait être, l'acte par excellence, celui de la création, Dieu fut vécu comme une force animatrice de toute vie. Par exemple dans les spiritualités de l'Afrique, de l'Océanie ou de l'Amérindie, comme dans les paraboles de Jésus annonçant le Royaume à travers les images des semailles, de la germination des blés, de la naissance et de l'épanouissement de la vie.
L'on peut regretter que le mot Dieu soit un substantif, nous invitant insidieusement à chercher sous le substantif une substance. Dieu est un verbe, que l'on pourrait ainsi conjuguer:


Je ne me suis pas créé, Tu n'es pas à toi même ta lumière,
Nous ne suffisons pas à notre suffisance.
Conjugaison du Verbe Dieu.
Dieu est toujours de l'ordre de ce qui n'est pas mais qui appelle le mouvement et la vie. Comme un horizon incessamment poursuivi et incessamment fuyant: d'autres mers après cette mer, d'autres montagnes après ces montagnes.
Un Dieu, toujours en naissance, toujours créateur, et toujours appelant à de nouvelles transhumances de la vie.
De telles expériences, et leur traduction en paraboles, nous révèlent l'unité du monde, et de l'au delà des mondes. De ces deux notions, apparemment contradictoires, de la totalité et de l'infini, la physique la plus moderne nous suggère la réalité comme une image de cette unité et de cette infinitude du monde. Lorsque le physicien du XXe siècle parle d'une particule, il ne songe nullement à cette solitude de l'atome, de cette parcelle de matière à l'intérieur de laquelle il ne se passe rien et séparée de toutes les autres par un vide.
La particule, dans la physique moderne, est au contraire considérée comme un noeud de relations, un point singulier à l'image d'une vague, onde passagère sur un océan sans rivage. En elle vivent toutes les poussées de l'Océan, et même, au delà, l'attraction de la Lune dans ses marées, la Lune elle-même étant liée aux mouvances de sa planète-mère: la Terre, et celle-ci dans sa dépendance, en ses mouvements et sa vie, du Soleil, n'ayant lui-même dynamisme et existence qu'au sein d'une galaxie parmi des milliards possibles de galaxies. Chaque particule a ainsi ses racines aux confins de l'univers.
Il n'est plus parfaite image de la condition humaine: la vie, dans sa plénitude joyeuse, n'est pas une collection d'individus solitaires, mais une communauté de vivants dont chacun est personnellement responsable du destin de tous les autres. Cela s'appelle l'amour, responsable de l'épanouissement de tous, de tous les peuples de la terre, et des équilibres de la nature.
Cette recherche de Dieu est d'abord prise de conscience de notre limitation: je ne puis ni remonter jusqu'à mon origine première, ni m'élever non plus à la connaissance de ma fin dernière.
L'animiste africain nous apprend que la présence divine n'est pas celle d'un Etre mais d'une Force.
L'hindouisme nous enseigne aussi la réalité trinitaire de toute vie, qui est à la fois existence, conscience et joie.
Le musulman Ruzbehan de Chiraz, nous donne cette limpide définition de la Trinité, délivrée de son carcan hellénique: "Dieu est l'unité de l'amour, de l'amant et de l'aimé."
La présence de Dieu se révèle aussi comme la Shakti énergie créatrice des hindous. C'était là l'enseignement majeur des Pères d'Orient:
"Dieu s'est fait homme pour que l'homme puisse devenir Dieu". Comme le Coran évoque la parole de Dieu à Adam: "J'ai insufflé en toi de mon Esprit (ar-Rùh)" (XV, 29). Et qui définit ainsi cet Esprit "comme portant en lui un message et un Ordre (Al Amr) de Dieu." (XVII, 84).
Le monde n'est qu'une seule totalité, c'est à dire un seul jaillissement de la vie, dont l'homme est, sur terre, la plus proche image, comme l'enseignent saint Grégoire de Nysse et saint Grégoire Palamas: "L'homme est un résumé de tout ce qui existe." Comme dans le Coran il est supérieur aux anges car il a la liberté de choisir.
La création artistique véritable est ce qui nous aide le mieux à comprendre ce passage de l'être au sens, à la théophanie dont il est porteur: un rouleau chinois de l'époque Song n'est pas une photographie de la montagne, mais un révélateur de la présence du Tao, comme une icône de Byzance ne nous donne pas un portrait de Jésus ou de la Madone, mais nous appelle, au delà de l'image, à une réalité d'un autre ordre.
Plus près de nous il suffit de comparer l'Eglise d'Auvers telle qu'elle est (et qu'elle est encore) avec la désintégration d'une vie et d'une époque, ses angoisses et ses espoirs désespérés, dans le tableau visionnaire de Van Gogh.
Quelle peut donc être le rôle de la foi dans la construction d'un XXIe siècle à visage humain et divin?
Nous avons évoqué déjà ce qui, au delà des sagesses et des religions, c'est à dire à travers les formes culturelles sous lesquelles s'exprime la foi, est commun à toutes: l'expérience vécue de la transcendance, à travers celle du dépouillement de soi, de l'accueil à l'autre, du sentiment de la présence en soi du jaillissement de la vie dont nous ne connaissons ni l'origine, ni le terme.
Ces trois expériences se résument en une seule: l'expérience de la transcendance. Le mot est redoutable tant sa signification est difficile à saisir. C'est pourtant l'expérience la plus commune et la plus directement coextensive à la vie.
1 -- La transcendance, c'est le contraire du fatalisme, (c'est ainsi et ce sera toujours ainsi). C'est la certitude sans preuve, le postulat, le pari, (disait PASCAL), qu'on peut vivre autrement, qu'une rupture radicale est possible. C'est d'ailleurs la racine du mot transcender, qui est: aller au delà, dépasser. Il peut exister autre chose que ce qui est.
2 -- La transcendance, c'est le contraire de l'individualisme. L'homme n'est pas atome. L'homme, ni comme individu, ni comme nation, n'est pas le centre et la mesure de toute chose. Il est citoyen d'une communauté où chacun à conscience d'être responsable de l'avenir de tous les autres.
3 -- La transcendance, c'est le contraire de la suffisance. L'homme est trop grand pour se suffire à lui-même. Le Pasteur Bonhoeffer disait que la sortie de soi, la rencontre de l'autre, est la première expérience de la transcendance. Et cela s'appelle l'amour: "Celui qui n'aime pas n'a pas découvert Dieu" disait saint Jean (I, Ju. IV, 8)
La même expérience faisait écrire à un soufi persan, Ruzbehan de Chiraz: "C'est dans le livre de l'amour humain qu'on apprend à déchiffrer l'amour divin."
Ainsi seulement, en termes d'amour, la transcendance peut n'être pas pensée en termes d'extériorité (comme celle du maître et de l'esclave). Car l'homme et Dieu ne sont ni un ni deux. L'advaïta védantin (c'est à dire la non-dualité) nous aide à penser cette unité duelle de l'homme habité par Dieu: "Tous les êtres sont en moi et moi je ne suis contenu en aucun d'eux... Je suis l'acte qui les fait être." (Baghavad Gita. IX, 45).
Ce triple aspect de la spiritualité, cette conscience vécue de la transcendance nous met en garde contre l'illusion que notre univers est clos, que la réalité se réduit à ce qui existe déjà, que l'avenir n'est peuplé que des possibilités du présent.
Telle est l'âme de toute foi.
Les chrétiens l'appellent la Trinité, les hindous Sat cit ananda (être, conscience, béatitude).
Telles sont en effet les trois dimensions de toute réalité, naturelle, humaine, divine.
Mon expérience de marxiste m'a appris que le déterminisme selon lequel l'avenir n'est que le prolongement nécessaire du passé, ne pouvait fonder qu'une doctrine conservatrice, à la manière de l'empirisme organisateur de Charles Maurras. Une révolution a plus besoin de transcendance que de déterminisme.
Le méconnaître conduit à l'implosion, dont une histoire récente nous a donné l'exemple.
Mon expérience de musulman m'a appris les exigences, ou plutôt les sacrifices, qu'implique la communauté. Tout individualisme, même codifié dans des déclarations des droits de l'homme, ne conduit qu'à la jungle d'égoïsmes affrontés où chacun est le concurrent et le rival de tous sur tous les marchés, c'est-à-dire sur toutes les enceintes (fussent-elles mondiales) où se heurtent les intérêts de chacun, faisant de l'homme un loup pour l'homme.
Mon expérience de chrétien m'a enseigné que Jésus n'est pas ce Christ tout puissant que l'on déduit de ce que l'on croit savoir de Dieu pour en faire le Fils de Yahvé, Dieu des armées et de la vengeance, ou de Zeus qui brandit la foudre. Il nous a au contraire montré, par ses actes, ses paroles et sa mort, que la transcendance peut émerger de l'impuissance même et de l'amour: chaque être aimé devient une théophanie, une apparition vivante du Dieu qu'il porte en lui: "Ce que vous avez fait au plus petit d'entre vous, c'est à moi que vous l'avez fait." (Math. XXV, 40)
C'est cette triple et indivisible expérience du transcendant que je voudrais transmettre, car elle est le germe de toute foi et de toute action créatrice.
Paul Ricoeur écrivait un jour: "La religion est une aliénation de la foi.", car chaque religion est la foi exprimée dans le langage d'une culture. Ce que nous appelons une crise de la religion est, en réalité, la crise de la culture dans laquelle elle s'exprime: la culture occidentale de la puissance et de la domination.
Quelle place, dès lors, peut avoir cette foi, coeur de toute religion, dans la vie sociale et politique?
Jésus, pas plus que Bouddha n'est venu apporter une religion nouvelle: ils ont même été les plus irréligieux des hommes en violant les Lois des religions de la puissance qui n'enseignaient à l'homme que ce qui était interdit ou intouchable, qu'il s'agisse de la Loi des sadducéens ou des pharisiens, ou du régime des castes en Inde, l'une et l'autre impliquant, au nom du Sacré, la domination d'une oligarchie et les résignations des multitudes.




Ce texte est extrait du livre de Roger Garaudy L'Avenir: mode d'emploi, 1998, éditions Vent du Large.