03 septembre 2010

Pour un dialogue des civilisations

Par Roger Garaudy
Ethiopiques numéro spécial
revue socialiste de culture négro-africaine
70ème anniversaire du Président L. S. Senghor
novembre 1976

Différentes rencontres de civilisations se sont produites au cours de l’Histoire. Réfléchir sur elles nous permettra de mieux définir les conditions de possibilité d’une nouvelle rencontre, les moyens de la favoriser et l’enrichissement humain qu’on peut en attendre.

Les rencontres anciennes

Les deltas limoneux des grands fleuves, favorisant l’agriculture et la vie sédentaire, ont rapidement fourni de brillants foyers de civilisation qui se fécondèrent mutuellement par leur conjonction.
Ce fut le cas notamment pour les deltas du Nil, de l’Euphrate et du Tigre, puis pour ceux de l’Indus et du Gange et, enfin, pour le delta du Fleuve Jaune. Ces quatre berceaux de civilisation se lièrent rapidement entre eux.
On trouve sur les rives de la Méditerranée, entre le fleuve Oronte et les plateaux d’Anatolie, des affluents du Tigre et de l’Euphrate. Ainsi se dessina le « Fertile Croissant » où, très vite, se nouèrent des liens entre les civilisations de la Mésopotamie et celles du Nil.
La mer permit d’autre part, que s’établissent des rapports entre les civilisations de Mésopotamie et celles de la vallée de l’Indus.
De grands cheminements terrestres se dessinèrent il y a des millénaires : ce qui deviendra plus tard la route de la soie, le grand couloir des steppes, partant de la vallée de l’Ordos, passant au nord de l’Himalaya pour aboutir en Turquie, puis le long de la Méditerranée.
De grands cheminements maritimes jouèrent le même rôle : la route des moussons véhicula la civilisation chinoise à travers tout le Sud-Est asiatique. La forme d’un tambour de bronze datant de civilisations chinoises primitives se retrouve au Vietnam, à la période de Dong Son, et l’on peut suivre le même thème dans les Iles d’Indonésie. Témoignage de la continuité de ce rayonnement. Il existe encore une autre voie de diffusion des cultures de l’Asie : le détroit de Behring qui a permis à des peuples venus d’Asie, de Mongolie notamment, d’essaimer dans toute l’Amérique. Le passage commença sans doute il y a 20.000 ans, et il fallut à ces migrants 10.000 années pour atteindre la Terre de Feu.
Les travaux de Leakey, en Afrique, prouvent que l’homme existe depuis deux ou même trois millions d’années. Cet homme primitif possédait déjà des outils et bâtissait des tombeaux. Quel a été son cheminement ? Nous l’ignorons. Un « trou » de plusieurs millions d’années sépare cette époque de l’avènement de la civilisation égyptienne.
Retenons un premier fait : il n’y a pas de civilisation insulaire. La civilisation a, dès ses premiers pas, constitué un réseau de propagation universel.
Le temps des « grandes découvertes » de la « Renaissance », (toutes relatives, l’Amérique, on le sait, ayant été atteinte, bien avant Colomb, par les Vikings, sous Eric le Rouge, au XIIe siècle, et l’Asie étant explorée depuis longtemps par les Arabes) va marquer le commencement du colonialisme. Elles éclairciront néanmoins l’horizon de l’Europe. Désormais l’idée d’un « autre monde » va hanter l’esprit de ce qu’on commencera à appeler « l’ancien continent ».
Cette évocation, même très superficielle, des grandes rencontres de civilisations, permet déjà de situer l’histoire de l’Occident dans la perspective des millénaires : l’histoire de l’Occident, dont la trajectoire est en général tenue pour exemplaire et comme formant l’armature de toute l’histoire humaine, apparaît alors comme un bref intermède et se trouve relativisée.
Cette conception du passé et de son histoire (de l’histoire faite et de l’histoire écrite), pouvait difficilement émerger tant que chaque civilisation non-occidentale était étalonnée et située en fonction de la seule ligne du développement des sociétés occidentales, comme si aucune autre forme de relations avec la nature, avec les autres hommes, avec l’avenir, n’était possible en dehors de la démarche conceptuelle et techniciste de l’Europe, surtout depuis la Renaissance, c’est-à-dire depuis la naissance simultanée du capitalisme et du colonialisme, qui ont nié (quand ils ne les ont pas détruites) les autres cultures : celles de l’Asie, de l’Islam, de l’Afrique, de l’Amérique pré-hispanique.
Pour aider à cette prise de conscience de l’Unité de l’homme toujours en naissance et toujours en croissance dans son passé comme dans son avenir, un véritable « dialogue des civilisations » aiderait sans doute à vérifier les hypothèses de travail suivantes :
Toute explosion culturelle est précédée d’une implosion, c’est-à-dire d’une convergence, en un point privilégié, de multiples apports culturels. C’est ainsi que peuvent être démystifiés le « miracle grec » qui puise aux sources de l’Egypte, de l’Inde, de la Perse, et de tout le bassin méditerranéen ; ou la Renaissance européenne qui serait in intelligible sans les apports de l’expansion arabe, des invasions mongoles véhiculant des apports chinois, sans la redécouverte non seulement de la Grèce et de Rome mais de la Perse, et, plus tard, des civilisations amérindiennes.

La contingence des hégémonies

L’un des grands malheurs de l’histoire écrite, c’est d’avoir été écrite par les vainqueurs qui ont toujours voulu prouver que leur hégémonie était une nécessité historique, c’est-à-dire qu’elle découlait nécessairement de la supériorité de leur culture et de leur civilisation. Il en fut parfois ainsi, mais, le plus souvent, la supériorité technique et militaire n’impliquait pas nécessairement la supériorité de la culture et du projet humain porté par les vainqueurs. Les prodigieuses chevauchées et les victoires des empires des steppes furent des victoires du cavalier sur le fantassin ou de l’épée de fer sur l’épée de bronze. Le triomphe des Romains sur la Grèce fut une victoire de l’organisation militaire et de l’organisation tout court. La conquête des Portugais et des Espagnols détruisant les civilisations antérieures de l’Amérique est le fruit de leur seule brutalité et de leurs armes à feu. Les grandes invasions européennes de l’Afrique et de l’Asie ne furent pas moins destructrices de hautes valeurs humaines.
Une histoire totale ne peut être qu’une histoire des possibles humains, la recherche et la reconquête des dimensions perdues de l’homme à travers les occasions perdues de l’histoire. De ce point de vue, qui est celui de l’importance du projet humain conçu ou vécu à telle ou telle époque et du rôle qu’il continue à jouer dans notre propre vie actuelle, « l’Hymne ou soleil » d’Akhenaton, est infiniment plus précieux que toutes les batailles de Ramsès. La réforme d’Akhénaton est le type de l’un de ces possibles humains avortés dans les recherches de l’unité de l’homme. L’important est donc dé souligner qu’à chaque époque de l’histoire plusieurs possibilités étaient ouvertes et qu’une seule s’est réalisée. En un mot nous ne pouvons défataliser l’avenir que si nous défatalisons l’histoire.
Chaque grande œuvre de l’homme, du simple outil au code moral, du plan d’urbanisme à l’œuvre d’art ou au credo religieux, n’est jamais le simple reflet d’une réalité mais le modèle ou le projet d’un monde à transformer ou à créer, d’un ordre qui n’existe pas encore, une anticipation du futur. Lire l’histoire d’une manière qui ne soit pas positiviste (c’est-à-dire une histoire d’où l’homme serait absent), c’est déchiffrer ce projet humain cristallisé dans une œuvré d’homme. Cela nous conduit à poser ce quatrième principe :
Un projet de civilisation avorté peut avoir laissé sa trace dans une secte religieuse, dans une utopie, dans une révolte, dans une œuvre d’art sans postérité immédiate, et cristallisant pourtant en elle un projet de civilisation.
Savoir lire l’histoire, non comme une série de faits unidimensionnels liés par la fatalité d’un destin, mais au contraire comme une infinité de possibles fourmillants et bourgeonnants, et toujours témoins de l’émergence poétique de l’homme, de ses efforts prophétiques de création, c’est se poser des questions de ce genre : qu’aurait été une civilisation, inspirée dans tous ses, aspects (économiques, politiques, religieux, etc...) par l’esprit qui s’est cristallisé seulement dans une œuvre d’art ou dans une utopie qui n’ont pas eu d’avenir immédiat ?
Il s’agit de découvrir en chaque œuvre ce centre, le plus profond de l’homme, où science et poésie ne font qu’un, ne sont qu’un seul acte : l’acte de la création continuée de l’homme par l’homme, résolument orienté vers l’invention du futur.
Un véritable dialogue des civilisations n’est possible que si je considère l’autre homme et l’autre culture comme une partie de moi-même qui m’habite et me révèle ce qui me manque. Grâce à lui des dimensions perdues renaissent en moi, des émotions que l’on croyait englouties, des beautés et des émerveillements que nous croyions oubliés.
Par lui je découvre d’un même mouvement ce qui me manque et ce que je dois recevoir de l’autre, de toutes les autres cultures et civilisations, pour devenir un homme total.
Depuis des siècles, la civilisation dite occidentale, en plaçant au premier plan l’efficacité scientifique et technique et, en détruisant systématiquement les autres valeurs, a réussi à imposer sa suprématie au monde entier.
Aujourd’hui, cette conception unilatérale du développement suscite l’angoisse pour l’avenir même du monde, non seulement en raison des possibilités nucléaires de destruction de la planète qui risque de mettre fin à l’épopée humaine commencée il y a trois millions d’années, mais aussi en raison des risques de destruction de l’environnement, de pollution et d’épuisement des ressources naturelles, de manipulation et de conditionnement de l’homme, de désintégration du tissu social.
Autre motif de cette inquiétude : l’écart croissant entre les niveaux de vie des pays dits « développés » et des pays du Tiers-monde. Cet écart découle d’une conception unilatérale du développement : la croissance pour la croissance, sans finalité humaine.
Ainsi, les problèmes posés mettent en péril l’avenir même de la planète. A cet égard, le dialogue des civilisations est essentiellement la prise de conscience que les finalités, les valeurs et le sens de notre commune histoire, ne peuvent pas être définis à partir du seul « humanisme occidental ». Nous devons, répétons-le, perdre l’illusion que l’Occident a été et sera le seul centre d’initiatives historiques et de créations de valeur.
Nous ne résoudrons les problèmes dont nous portons la responsabilité que par une nouvelle rencontre et un dialogue avec les sagesses et les révoltes d’Asie, d’Afrique, d’Islam et d’Amérique latine. Ainsi seulement nous parviendrons à concevoir et à vivre des rapports nouveaux et plus riches entre l’homme et la nature, des rapports autres que techniques ou conquérants.
Nous pourrons alors établir entre les hommes des rapports qui ne soient ni individualistes, ni totalitaires mais communautaires, tout comme il importe qu’une communication s’établisse avec l’avenir et avec le divin sans qu’il s’agisse pour autant d’une simple extrapolation de la réalité actuelle, à la manière des futurologues positivistes américains du genre d’Herman Kahn. Dans cette voie positiviste, il n’y a que guerre préventive contre l’avenir et colonisation de l’avenir par le passé et le présent, alors que l’avenir est émergence poétique du nouveau et ouverture vers « l’Autre » et le « Tout Autre ».

Comment favoriser la nouvelle rencontre ?

Aujourd’hui, l’essentiel est peut-être d’inverser les perspectives, de mettre fin à l’hégémonie de la culture occidentale et de tendre à réaliser une unité symphonique.
Nous avons évoqué les méthodes successives employées par l’Occident pour se développer en sous-développant le reste du monde. Le colonialisme n est pas mort.
Au delà d’échanges inégaux - de plus en plus difficiles à maintenir depuis la crise du pétrole et de l’ensemble des matières premières, qui ont provoqué une véritable révolte du Tiers-Monde -, si nous souhaitons connaître un développement constructif et non convulsif, il nous faut d’abord modifier un certain nombre de nos comportements économiques, politiques et culturels. Sur ce dernier point, des initiatives sont particulièrement nécessaires.
Ce que nous appelons pompeusement la science devrait s’appeler plus modestement la science « occidentale ». Un changement radical de perspectives est à opérer. Pas seulement une « réforme de l’enseignement », qui ne serait qu’une meilleure adaptation de l’enseignement pour atteindre les mêmes fins, mais une véritable « révolution culturelle », qui ne consiste pas à modifier les moyens, les méthodes, les structures, mais les finalités de l’éducation.
Pour opérer cette révolution culturelle, il faut que :
1) L’étude des civilisations non occidentales occupe dans les études une place au moins aussi importante que celle de la culture occidentale.
Je prends mon exemple personnel. Agrégé de philosophie, j’ai passé mes examens sans connaître un seul mot des philosophes de l’Inde, de la Chine et de l’Islam. La philosophie est comprise en Occident dans un sens profondément restrictif. On la considère comme une recherche purement intellectuelle et non comme une manière de vivre.
La remarque vaut aussi pour la littérature. L’homme « cultivé » ne peut se procurer, en France, une traduction complète du Ramayana qu’à la Bibliothèque Nationale et on ne dispose que depuis quelques mois d’une petite traduction du Gilgamesh, etc... En dehors des spécialistes, nous sommes d’une ignorance insondable pour tout ce qui se rapporte à la culture non occidentale.
2) Que l’esthétique occupe une place au moins aussi importante que l’enseignement des sciences et des techniques.
Une œuvre d’art doit être considérée non comme le reflet d’une réalité déjà existant mais comme le projet d’un monde à construire.
J’entends par enseignement esthétique non pas une théorie, une métaphysique du beau, totalement inutile, comme, d’ailleurs, toute métaphysique, mais, à la fois une pratique des arts et une réflexion sur l’acte créateur : peinture danse, architecture, sculpture musique, théâtre...
Cela implique une inversion radicale de nos conceptions occidentales scientistes et technocratiques.
3°) Que la prospective - l’art d’imaginer le futur - et la réflexion sur les fins ait au moins autant d’importance que l’histoire.
Telles sont, à mon sens, les trois mutations essentielles qu’un véritable dialogue des civilisations peut apporter à notre système d’éducation. Cet enseignement nouveau ne doit pas seulement s’adresser aux enfants, mais, sous forme d’éducation permanente, aux masses dans leur ensemble. Pour atteindre cet objectif, diverses initiatives sont nécessaires.
Lorsque a lieu, par exemple, une exposition, l’art occidental, tient toujours un rôle primordial sinon unique, même à titre de référence - ceci, à l’échelle mondiale.
Lors des Olympiades de Munich fut organisée une exposition d’art mondial, d’où l’on ressortait avec l’impression que le Japon n’existait que depuis l’époque des impressionnistes et l’Afrique depuis l’expressionnisme allemand et le cubisme français. Tout était jugé avec une optique occidentale.
A l’exposition « universelle » d’Osaka, au Japon, on a juxtaposé des œuvres orientales et occidentales sans chercher à montrer l’interpénétration des unes par les autres. Nous pourrions multiplier les exemples.
Or, il est possible de remplacer ces expositions très coûteuses - les frais d’assurance pour le transport de chefs d’œuvre sont considérables - par des expositions de reproductions de haute qualité des œuvres primordiales de la culture mondiale. Une exposition groupant cent œuvres maîtresses présentant cent visages des hommes et des dieux ne devrait pas en comprendre plus de vingt d’origine occidentale, pour respecter la perspective de trois millénaires d’histoire.
On rétablirait ainsi le contact entre les peuples et leur propre culture dont ils se trouvent séparés.
Nous avons déjà rappelé combien les trésors d’art de l’Afrique ont été livrés au pillage. Et cela est vrai de l’Océanie, littéralement écumée, de la Chine et du Japon. La technique nous permet, aujourd’hui, d’universaliser la culture, en reproduisant avec précision des œuvres de toutes sortes, au moyen de matériaux très légers, robustes et peu coûteux.
Des reproductions en résines synthétiques permettent, en outre, de lutter contre la spéculation sur les œuvres d’art qui encombrent actuellement les coffres des banques, les soustrayant ainsi à la contemplation en créant une confusion permanente entre valeur marchande et valeur esthétique.
La sculpture nous permet de mieux relativiser l’importance de l’apport occidental. Mais, la peinture ne doit pas être négligée. Je pense, en particulier, aux œuvres Song, aux estampés japonaises et aux grandes fresques indiennes que la technique de la reproduction nous permettrait de situer à leur vraie place : l’une des premières du monde.
Ainsi pénétreraient partout les chefs d’œuvre du génie de tous les peuples. Rien n’empêcherait que de telles expositions soient organisées dans la plus modeste Université ou dans une petite ville de province.
Il ne suffirait pas de juxtaposer les œuvres exposées. L’on devrait situer chacun d’elles dans son contexte historique en précisant ce qu’étaient les techniques de l’époque, la vie sociale, politique religieuse, les autres formes d’arts tels que le théâtre, la musique...Ce qui permettrait de déchiffrer en chaque œuvre un moment de la création de l’homme par l’homme.
Pour éliminer l’idée de réalisations ponctuelles, il importerait d’expliquer ce qui marque, dans chaque œuvre, à la fois un point de convergence des influences reçues et un point de rayonnement des influences exercées par elle.
La même démarche doit être tentée pour les grandes œuvres musicales ou poétiques de l’humanité, pour l’histoire aussi des peuples, en une sorte d’Encyclopédie sonore du monde sur mini-cassettes. Les chefs-d’œuvre de l’humanité seraient ainsi à la portée de tous. Qui connaît en Europe, en dehors des spécialistes, le Gamelan de Bali, les musiques de l’Inde et celles de la Chine ?
Les grands poèmes comme le Ramayana, les épopées comme celle du Gilgamesh ou du Popol Vuh, les hymnes védiques, la poésie d’amour mystique des Soufis persans et arabes, présentés sous forme populaire ne seraient plus seulement accessibles à quelques spécialistes. Il suffirait d’adapter à nos sociétés modernes la fonction qu’exercèrent autrefois les conteurs populaires qui racontaient l’Histoire de cette création de l’homme.
Dans le même esprit, peut-être brossée la « fresque filmée de l’épopée humaine ». On utiliserait aussi bien des films de très court métrage, flashes destinés à être projetés dans les expositions pour situer une œuvre dans son ensemble, que des séries de films, présentés sous une forme populaire et dramatique, constituant autant de synthèses scientifiques de qualité, mais aussi un immense « reportage » couvrant dix mille ans d’histoire, passionnant comme un roman - celui de l’aventure humaine.
Ainsi pourrait se réaliser, dans un délai assez court, la grande inversion de perspectives de la culture mondiale, non pour nier ou rejeter la culture occidentale mais pour la relativiser et pour prouver qu’on ne parviendra pas à résoudre, en partant seulement d’elle, les problèmes redoutables qu’elle continue de poser.

Que pouvons-nous attendre de cette nouvelle rencontre ?

On peut espérer obtenir trois résultats de cette conception symphonique de la culture.
- Relativiser notre conception occidentale.
Nous devons absolument prendre nos distances par rapport à notre culture et à notre système de développement, par rapport aussi à notre projet de civilisation - ou plutôt notre absence de projet.
Notre postulat implicite : « Tout ce que la technique permet doit être accompli », ne peut conduire l’Occident et le monde qu’à la faillite.
Un nouveau dialogue des civilisations permettra de défataliser l’avenir, d’apprendre à concevoir et à réaliser d’autres possibles, de retrouver un équilibre avec la nature.
Relativiser signifie également réviser nos rapports avec les autres hommes, ne pas imaginer que nous devons imposer nos projets d’une manière contraignante. Cette dernière attitude, la plus conservatrice qui soit, émane de milieu traditionnellement conservateurs mais aussi, malheureusement, de certains partis révolutionnaires qui ont la prétention d’apporter « du dehors » la conscience révolutionnaire aux masses.
Le plus important est de créer les conditions qui permettront à chacun de concevoir et de vivre d’autres possibles et de favoriser l’autodétermination des fins. Ce qui exige nombre de transformations sociales afin que l’étau qui enserre l’homme dans des besognes quotidiennes soit relâché.
Les loisirs connaissent, eux aussi, la pollution. Au delà d’une certaine cadence de travail, il n’y a de place que pour des loisirs passifs, par exemple : ouvrir la télévision et subir les âneries infantiles de ces directeurs de conscience inconscients que sont en général « les animateurs » du petit écran. Une statistique de l’UNESCO révèle que, pour l’ensemble des programmes d’un bon nombre de pays - dont ceux des Etats-Unis, du Japon, et de la France le niveau mental des émissions ne dépasse pas celui d’un enfant de onze ans.
Il est indispensable de donner à chacun le temps de la contemplation qui permet de prendre ses distances par rapport à soi-même et de participer.
Décentrer notre vision du monde par rapport à notre « petit moi ».
Les civilisations non occidentales nous apprennent essentiellement que l’individu n’est pas le centre de toutes choses. Leur plus grand mérite consiste à nous faire découvrir l’Autre et le Tout-Autre, sans arrière-pensée de concurrence et de domination.
Nous ne concevons les rapports entre les hommes que sous forme de délégation de pouvoirs. C’est ce que Rousseau appelait déjà, dans le Contrat Social une aliénation.
La conception statistique de l’homme, qui forme l’ossature des démocraties parlementaires dites représentatives, est particulièrement appauvrissante pour l’individu.
Il importe essentiellement que nous apprenions d’autres civilisations le vrai sens d’un rapport humain associatif dans lequel chaque activité se trouve prise en charge par une communauté responsable. Il s’agit de passer d’une démocratie représentative à une démocratie participative, fondée non pas sur une délégation de pouvoirs mais sur des associations à tous les niveaux.
Finaliser notre action.
Notre civilisation a commis une erreur fondamentale. Elle a transformé le grand rationalisme cartésien, spinoziste et hégélien, en un petit rationalisme étroit : celui du positivisme. Simple description, la science n’a pas conscience de sa relativité.
Auguste Comte prétendait très dogmatiquement isoler certains faits pour les relier ensuite par un rapport de cause à effet.
Les éléments d’analyse scientifique, lorsqu’on les considère séparément, conduisent à un racornissement de la science elle-même.
Dans le Hasard et la nécessité de M. Jacques Monod, l’on éprouve une sorte de plaisir esthétique à découvrir la manière dont il explique la naissance de la vie, sans être persuadé que ce soit l’explication dernière. Mais quand, partant de là, il extrapole et parle de problèmes qu’il ignore complètement, comme par exemple le Marxisme, et plus généralement ce qu’est l’homme au delà de son existence biologique, on a l’impression que Jacques Monod partage une illusion qui fut celle de Lamétrie au XVIIIe siècle dans son ouvrage sur « l’homme-machine » : la mécanique étant la Science la plus avancée de son époque, elle fonctionnerait parfaitement dans d’autres domaines. Lamétrie a pensé qu’on pouvait l’appliquer à la biologie, et pas seulement à la biologie des animaux, comme le croyaient Descartes et Malebranche, mais aussi à l’homme.
Monsieur Jacques Monod se comporte de la même manière aujourd’hui, non plus avec la mécanique mais avec la cybernétique, donnant ainsi une valeur absolue à un simple moment de la science.
Quand se souviendra-t-on donc que tout ce que je dis de l’homme, c’est un homme qui le dit ? C’est une conception toujours révisable. On ne combattra jamais assez ce genre de dogmatisme, le plus dangereux de tous, en insistant sur les autres aspects, esthétiques ou spirituels, de la vie, sur le contact immédiat avec « l’autre » homme et avec la nature.
Cet état d’esprit permet une ouverture sur l’avenir en privilégiant l’émergence poétique de l’homme. L’avenir n’a de sens que dans la mesure où il est création véritable.