15 septembre 2010

Pour la première fois depuis la Renaissance...

   
Pour la première fois depuis la Renaissance est posé le problème des fins mêmes de notre vie, de nos sociétés, de notre histoire commune...
    Nous assistons à la faillite des espoirs de la Renaissance, de la promesse de Descartes de nous rendre, par la science et les techniques, maîtres et possesseurs de la nature. Nous assistons à la faillite du rêve de Faust. En fait de maîtrise de la nature, nos sciences et nos techniques, n'étant subordonnées à aucune finalité humaine, nous ont conduits à la destruction de l'environnement ou à sa pollution, à la destruction de l'homme par la physique nucléaire, à la manipulation de l'homme par les sciences dites humaines, dont les principes positivistes, calqués sur ceux des sciences de la nature, font de l'homme un objet parmi des objets, que l'on peut donc manipuler et conditionner. C'est pourquoi nous éprouvons avec une force particulière le besoin de concevoir et de vivre
- des rapports nouveaux entre l'homme et la nature, qui ne soient pas seulement des rapports techniques mais esthétiques, pas seulement des rapports de conquérants mais d'amoureux, afin de réaliser un équilibre harmonieux entre l'homme et son environnement;
- des rapports nouveaux avec la connaissance, qui ne soient pas seulement logiques mais esthétiques, pas seulement conceptuels, analytiques et extérieurs, mais connaissance immédiate et participative.
- des rapports nouveaux entre l'homme et la société, qui ne commencent plus par l'individualisme pour finir en totalitarisme et demeurent toujours "unidimensionnels", mais des rapports de communautés véritables, établissant une relation organique et vivante entre la personne et la communauté;
- des rapports nouveaux entre le travail, l'art et la foi qui ne les séparent plus en un cloisonnement mortel, mais réalisent dans l'unité de la vie l'acte fondamental de l'homme qui est l'acte de création, de la création continuée de l'homme par l'homme, dans une activité qui est indivisiblement travail, art et foi.
    La réponse à un tel problème ne peut être que planétaire.
    L'Occident ne peut plus conserver l'illusion d'être le seul centre d'initiative historique et le seul créateur de valeurs.
    L'avenir de tous ne peut être que l'oeuvre de tous.
    Sa construction exige un véritable dialogue des civilisations pour retrouver toutes les dimensions perdues de l'homme, toutes les occasions perdues de l'histoire...
    Un véritable "Dialogue des civilisations" aiderait à vérifier les hypothèses de travail suivantes:

1/- Toute explosion culturelle est précédée d'une implosion, c'est-à-dire d'une convergence, en un point privilégié, de multiples apports culturels. C'est ainsi que peuvent être démystifiés le "miracle grec" qui puise aux sources de l'Egypte, de l'Inde, de la Perse et de tout le bassin méditerranéen; ou la Renaissance européenne qui serait inintelligible sans les apports de l'expansion arabe, des invasions mongoles véhiculant des apports chinois, sans la redécouverte non seulement de la Grêce et de Rome mais de la Perse, et, plus tard, des civilisations amérindiennes.
2/- La contingence des hégémonies. L'un des grands malheurs de l'histoire écrite, c'est d'avoir été écrite par les vainqueurs qui ont toujours voulu prouver que leur hégémonie était une nécessité historique, c'est-à-dire qu'elle découlait nécessairement de la supériorité de leur culture et de leur civilisation. Il en fut parfois ainsi, mais le plus souvent la supériorité technique et militaire n'impliquait pas nécessairement la supériorité de la culture et du projet humain porté par les vainqueurs. C'est ainsi par exemple que les prodigieuses chevauchées et les victoires des empires des steppes furent les victoires du cavalier sur le fantassin ou de l'épée de fer sur l'épée de bronze. Tout comme le triomphe des Romains sur la Grèce fut une victoire de l'organisation militaire et de l'organisation tout court, ou celui des Portugais et des Espagnols détruisant les civilisations antérieures de l'Amérique grâce à leur seule brutalité et à leurs armes à feu.
3/- Une histoire totale ne peut être qu'une histoire des possibles humains: la recherche et la reconquête des dimensions perdues de l'homme à travers les occasions perues de l'histoire. De ce point de vue, qui est celui de l'importance du projet humain conçu ou vécu à telle ou telle époque et du rôle qu'il continue à jouer dans notre propre vie actuelle, l'hymne au Soleil d'Akhénaton est infiniment plus précieux que toutes les batailles de Ramsès. La réforme d'Akhénaton est le type de l'un de ces possibles humains avortés dans la recherche de l'unité de l'homme. L'important est donc de souligner qu'à chaque époque de l'histoire plusieurs possibilités étaient ouvertes et qu'une seule s'est réalisée. En un mot nous ne pouvons défataliser l'avenir que si nous défatalisons l'histoire.
    Chaque grande oeuvre de l'homme, du simple outil au code moral, du plan d'urbanisme à l'oeuvre d'art ou au credo religieux, n'est jamais le simple reflet d'une réalité mais le modèle ou le projet d'une réalité à transformer ou à créer, d'un ordre qui n'existe pas encore, une anticipation du futur. Lire l'histoire d'une manière qui ne soit pas positiviste (c'est-à-dire une histoire d'où l'homme serait absent), c'est déchiffrer ce projet humain cristallisé dans une oeuvre d'homme.
4/- Un projet de civilisation avorté peut avoir laissé sa trace: dans une secte religieuse, dans une utopie, dans une révolte, dans une oeuvre d'art sans postérité immédiate, et cristallisant pourtant en elle un projet de civilisation.
    Savoir lire l'histoire, non comme une série de faits unidimensionnels liés par la fatalité d'un destin, mais au contraire comme une infinité de possibles foumillants et bourgeonnants et toujours témoins de l'émergence poétique de l'homme, de ses efforts prophétiques de création, c'est se poser des questions de ce genre: qu'aurait été une civilisation, inspirée dans tous ses aspects (économiques, politiques, religieux, etc...) par l'esprit qui s'est cristallisé seulement dans une oeuvre d'art ou dans une utopie qui n'ont pas eu d'avenir immédiat ? De ce point de vue par exemple, le monde surréel de Paolo Uccello qui n'a pas eu d'influence notable sur ses contemporains peut nous apporter un enrichissement humain au moins aussi grand que celui de la grande lignée historique qui, de Piero della Francesca à Léonard de Vinci, a modelé notre civilisation pendant plusieurs siècles. De ce point de vue encore, l'utopie mort-née de Joachim de Flore qui ne revivra qu'épisodiquement dans les révoltes également étouffées de Jan Hus et de Thomas Münzer, peut rayonner en nous d'une vie plus intense que l'oeuvre triomphante de saint Thomas d'Aquin qui a structuré pendant des siècles une église et une civilisation.
   Il s'agit de découvrir en chaque oeuvre ce centre le plus profond de l'homme où science et poésie ne font qu'un, ne sont qu'un seul acte: l'acte de la création continuée de l'homme par l'homme, résolument orienté vers l'invention du futur.
   Un véritable dialogue des civilisations n'est possible que si je considère l'autre homme et l'autre culture comme une partie de moi-même qui m'habite et me révèle ce qui me manque. Grâce à lui des dimensions perdues renaissent en moi, des émotions que l'on croyait englouties, des beautés et des émerveillements que nous croyions oubliés.   
    Par lui je découvre d'un même mouvement ce qui me manque et ce qui est possible. Tout un bourgeonnement de mondes possibles. Au-delà du réel, le surréel. Nous ne trouverons cela ni par un simple retour à un passé déjà réalisé ni par une évasion dans un ailleurs tout fait. L'avenir n'est ni le retour d'un âge d'or ni un scénario déjà écrit sans nous et que nous n'aurions qu'à jouer à la manière de "marionnettes mises en scène par les structures". L'avenir, nous ne le découvrirons pas comme Christophe Colomb découvrit l'Amérique. Nous n'avons pas à le découvrir mais à l'inventer.
    L'histoire, c'est-à-dire l'histoire en train de se faire par notre action et l'histoire déjà faite étudiée par les historiens, n'est pas seulement une réalité déjà existante que nous aurions simplement à analyser mais un poème commencé que nous avons à créer.

Roger Garaudy, 60 oeuvres qui annoncèrent le futur (Sept siècles de peinture occidentale), Editeur Skyra, Extraits des pages 5 à12 (Introduction)